Texte signé par Maxence Clément, Matthieu Combaud, Jean Michel Linois-Linkovski, Elisabeth Pagnac-Farbiaz, Marc Pascal, Viviane Trèves, Lorana Vincent et des membres du groupe de travail “agriculture et alimentation” du Lierre impliquées dans la conception et la mise en œuvre des politiques agricoles et alimentaires.
De nombreux agriculteurs sont depuis des années victimes et dépendants d’un système intensif et libéralisé qui comprime leur revenu et les endette. Ces difficultés sont aggravées par les événements récents (conflits en Ukraine, hausse des prix des intrants, inflation, crises sanitaires dans les élevages…) et par la crise climatique dont les agriculteurs sont les premières victimes. La frustration de certains agriculteurs d’être pointés du doigt pour des pratiques insuffisamment respectueuses de l’environnement et la santé doit donc être entendue.
La réponse à cette détresse ne peut être le refus des progrès en faveur de l’environnement et de la santé. Cela traduirait une vision court-termiste occultant que les principales menaces pour l’agriculture sont le changement climatique, la perte de biodiversité et les pollutions. Les jachères restaurent les sols pour produire dans la durée, la modération de l’irrigation garantit la disponibilité en eau face aux sécheresses, et la réduction d’usage des pesticides préserve les pollinisateurs indispensables à la production. L’intensification agricole accroît donc la vulnérabilité des systèmes agricoles, et menace la santé des écosystèmes et de tous les êtres vivants. Les agriculteurs sont d’ailleurs les premiers à souffrir de problèmes de santé liés aux intrants chimiques.
Répondre à ces défis nécessite d’écouter le monde agri-alimentaire dans sa diversité, et notamment les syndicats minoritaires qui totalisent plus de 40 % des voix aux élections des chambres d’agriculture. Nombre d’agriculteurs ne s’opposent pas aux avancées environnementales et sanitaires en tant que telles, mais demandent à être correctement rémunérés et respectés.
La priorité est donc que tous les agriculteurs vivent dignement de leur travail en mettant en œuvre les avancées environnementales et sanitaires permettant de nourrir sainement la population.
Nous identifions cinq priorités :
– Garantir un partage de la valeur plus favorable aux agriculteurs. L’État doit réaliser des contrôles et sanctionner la non-application de la loi Egalim sur les négociations commerciales, mais pour que cela soit utile il doit aussi garantir un calcul juste du prix de revient pour les agriculteurs ;
– Donner aux consommateurs les moyens d’acheter les produits sains et durables, par un contrôle des marges et par des politiques de revenu ou de redistribution aux bénéfices des consommateurs modestes ;
– Rémunérer les agriculteurs via des financements publics pour les pratiques vertueuses, en réorientant la déclinaison française de la PAC dès 2025 pour garantir un financement suffisant des mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) et des écorégimes plus pertinents, ainsi qu’en amplifiant les paiements pour services environnementaux ;
– Réfléchir à une annulation de dette sous conditions pour les agriculteurs s’engageant dans une transition agroécologique ambitieuse ;
– Protéger les agriculteurs contre la concurrence de denrées importées produites avec des standards plus faibles que ceux en vigueur en France. Au-delà du refus de l’accord UE-Mercosur, il est nécessaire d’adopter des mesures-miroirs générales dans le droit européen pour interdire l’entrée de tels produits sur le sol européen, quel que soit le pays d’origine. Il est aussi nécessaire d’éviter la concurrence intra-européenne en harmonisant par le haut les règles au sein de l’Union européenne. En complément, une évolution du droit de la commande publique permettrait aux collectivités territoriales de davantage sourcer localement leurs approvisionnements afin de soutenir les pratiques agricoles durables. Ces éléments faciliteront le développement de circuits alimentaires à l’échelle des territoires.
Les revendications agricoles sont aussi une sonnette d’alarme sur le fonctionnement de l’État. Le sentiment des agriculteurs d’éloignement entre instances de décisions et acteurs du terrain est partagé par les agents publics en charge de l’agriculture. Pour une présence de l’État adaptée aux besoins des agriculteurs, nous proposons de :
– Mettre fin à la cogestion du ministère de l’agriculture et de l’alimentation avec la FNSEA. Le système actuel est le fruit des politiques mises en place depuis des décennies en lien avec le syndicat majoritaire, il faut donc renforcer la place des autres représentants du monde agri-alimentaire dans la décision. Cela nécessite un financement suffisant des autres syndicats, de revoir le mode de scrutin aux chambres d’agriculture et d’ouvrir la gouvernance du monde agricole à la société civile.
– Assurer le portage interministériel de la transition agroécologique, sous l’égide du Premier ministre et du secrétariat général à la planification écologique. L’insuffisant portage des enjeux écologiques sur les questions agricoles empêche la mise en place de politiques cohérentes, entraînant un gaspillage d’argent public et un discrédit de l’État. Au niveau local, le passage de l’office français de la biodiversité (OFB) sous tutelle des préfets risquerait d’affaiblir la prise en compte des enjeux environnementaux.
– Redonner la capacité d’agir aux services de l’État, en priorité aux services déconcentrés. Rares sont les agents ayant le temps ou le mandat d’aller à la rencontre des acteurs des territoires pour reconnecter décision publique et acteurs de terrain.
– Simplifier l’application des normes et accélérer le versement des subventions. Cela ne doit pas conduire à revoir à la baisse des normes ou à limiter les recours. Pour simplifier, accompagner et accélérer les dossiers, il faut doter les services de l’État et la justice de moyens adaptés. Cela nécessite aussi des évolutions de la part de certains représentants agricoles, qui contribuent parfois à la complexification des normes pour en limiter l’effectivité.
– Créer localement des instances de dialogue et de décision pérennes pour une territorialisation juste des normes environnementales. Ces instances rassembleraient acteurs des systèmes agri-alimentaires et citoyens pour identifier les transformations pertinentes à l’échelle des filières, et faciliter la répartition de la valeur et des efforts.
– Garantir que la restauration collective publique respecte l’obligation légale d’approvisionnement durable et de qualité.
Nous affirmons également notre soutien aux personnels de l’OFB et d’autres administrations, considérés par certains comme boucs émissaires des problématiques complexes auxquelles sont soumis les agriculteurs, et qui subissent parfois des menaces physiques et des dégradations des biens.
Il est temps de mettre en œuvre une approche permettant une alimentation durable pour tous et bénéfique aux agriculteurs. La Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat, la loi d’orientation agricole et la déclinaison de la planification écologique à l’échelle des territoires seront des étapes essentielles pour cela.
Le Lierre : Fondé en 2019, le réseau du Lierre rassemble plus de 1 500 fonctionnaires, agents et décideurs publics, experts, consultants, tous acteurs des politiques publiques, et qui sont convaincus que la transformation de l’action publique est indispensable pour répondre aux urgences écologiques et sociales.