Ce mois-ci nous poursuivons notre exploration des visions et mécanismes de la conduite des grandes transitions en nous intéressant à la dynamique développée au sein de la Métropole Européenne de Lille. Notre article est la contribution commune de Marc Pons de Vincent, Directeur général des services et Nolwenn Anier, Chargée de mission R&D à la Direction Recherche et Développement, Métropole Européenne de Lille.
En lisant leurs réponses à nos 7 questions pour conduire les grandes transitions, vous découvrirez leur choix d’explorer, de conduire une recherche pour contribuer à l’intégration de l’approche comportementale aux projets, mais aussi au management de la collectivité. Le pari du temps long, du refus du solutionnisme, du design pour renforcer la relation aux citoyens constitue une pensée singulière que nous vous invitons à prendre le temps de lire pour vous inspirez dans la conduite des grandes transitions. Il ressort de leurs propos une confiance dans la capacité à agir. Nous sommes heureux de la partager avec vous.
Jean-Marie Martino & Gilles Lagarde
Quelle est votre vision des enjeux de transition ?
Une transition, par définition le processus de passage d’un état à un autre, est très souvent décrite à travers le prisme de la situation de base et de la situation envisagée ou espérée. Cela passe sous silence un aspect pourtant crucial de toute transformation : l’état intermédiaire. Lorsqu’on envisage une transition simplement sous l’angle de l’écart entre état actuel et situation projetée, l’accent est mis sur l’ampleur du chemin à parcourir plutôt que sur les potentialités, voire même sur les réussites. Les transitions nécessaires doivent aujourd’hui, selon nous, être considérées non plus comme des phénomènes linéaires, mais comme des réalités mutantes, mouvantes, porteuses de défis mais aussi d’espoirs. C’est aussi pour les acteurs publics une occasion de recréer du lien avec le citoyen, en le replaçant au cœur des processus de transition.
Le caractère systémique des enjeux de transition écologique appelle, au-delà de solutions et d’expertises nouvelles, une réinterprétation-adaptation profonde de nos modes d’organisation. Des enjeux tels que les « changements de comportement », le « pilotage de la transition par la donnée » ou le besoin de « coopérations territoriales de gestion des ressources » traversent l’ensemble des compétences de la collectivité. Cela nécessite de faire évoluer nos modes de management organisationnels pour viser des « coalitions » dépassant les logiques sectorielles métiers et s’inscrivant dans un récit commun.
Les enjeux de transition sont également de plus en plus présents à l’échelle des comportements. Il convient dès lors d’engager et d’accompagner nos collaborateurs et collaboratrices au-delà des croyances limitantes et de la reproduction de modèles et modes de faire. Le système de représentations et les normes sociales évoluent progressivement mais il importe que nous, acteurs locaux, assistions et outillions concrètement les changements de pratiques des habitants. Nombreux sont les constats qui montrent que les freins aux évolutions de comportements sont moins d’ordre techniques que psychosociologiques.
Les politiques publiques s’inscrivent dans la réalité et la complexité du vécu des individus auxquels elles s’adressent. Prendre en compte la dimension humaine dans le développement de politiques publiques permet d’en maximiser le succès, mais requiert la mobilisation d’approches innovantes, pour comprendre le fonctionnement humain et les réactions aux différents types d’action publique. Cela dépasse l’étape classique de la sensibilisation, qui permet de diffuser l’information mais ne suffit souvent pas à la métamorphose de « l’habitus », pour passer à un registre plus incitatif.
Quelles sont les stratégies de transitions engagées par votre collectivité ?
Le projet de territoire décliné en Plan Climat Air Énergie Territoriale, Plan de Mobilité, Schéma directeur des Infrastructures de Transport, Schéma directeur des Déchets Ménagers et Assimilés, Plan Local d’Urbanisme, Plan Local d’Habitat, Charte des espaces publics, … est mobilisé autour et au service des transitions. Il fixe de forts niveaux d’ambition. En soutien à cette dynamique, la MEL a initié en 2022 l’intégration de l’approche comportementale aux projets, mais aussi au management. Il s’agit d’aller au-delà du diptyque sensibilisation-aménagement. Alors que l’approche usager avait déjà été mobilisée par l’intégration des méthodes du design de services, il s’agit là de s’enrichir de l’analyse des freins et des leviers comportementaux pour franchir ce qui nous sépare du passage à l’action.
Des cycles prospectifs et de recherche-action sont menés avec les directions métier, pour les épauler dans l’appréhension de ces référentiels encore à défricher. À titre d’exemple, nous pouvons citer la direction Parcours Entreprises qui travaillent actuellement avec d’autres collectivités (dans le cadre du programme Rebonds proposé par la 27e Région), sur les nouveaux modèles économiques, les modèles de développement traditionnels se percutant à la raréfaction du foncier, des ressources naturelles mais également à des arbitrages financiers plus tendus.
Quel est le projet en particulier que vous avez choisi de nous présenter ?
Acteur de l’écosystème de l’innovation publique, la MEL explore depuis près de dix ans de nouveaux modes de faire à l’origine de la conception d’une action publique plus efficace. Capitale mondiale du design en 2020, nous avons depuis intégré l’approche centrée usager dans de nombreux projets métropolitains. Consciente de la nécessité d’adresser les enjeux de changement de comportement, nous avons souhaité il y a deux ans maintenant explorer les apports de l’approche comportementale. À ce jour peu mobilisée au sein des collectivités, cette approche permet d’identifier les facteurs psychologiques, cognitifs, émotionnels et sociaux qui font obstacle au changement de comportements et au basculement de l’intention à l’acte. Cette démarche ouvre ainsi le champ à des propositions identifiant les leviers d’évolutions qui tiennent justement compte du « facteur humain ».
Afin de permettre aux directions métier de la MEL de s’acculturer à cette approche, nous avons lancé en janvier 2023 une « expédition apprenante » qui mobilise 20 cadres et agents de la MEL volontaires sur une durée d’un an « renouvelable ». Au programme de cette année : découverte de fondamentaux, visites inspirantes mais aussi identification des enjeux de changements de comportements sur le territoire, de manière très contextualisée. La démarche riche en enseignements a donné naissance à plusieurs projets d’accompagnement au changement de comportement via l’approche comportementale, sur des sujets tels que la perception de la densité urbaine, la préservation de la ressource en eau, l’alimentation durable, les mobilités douces, le tri des bio-déchets…
Au-delà de ses suites opérationnelles, cette découverte a également donné lieu à un programme de recherche en partenariat avec la Chaire Innovation Publique et piloté par le chercheur en psychologie sociale Nicolas Fieulaine, sur l’apport des sciences comportementales aux pratiques managériales. Cet « itinéraire » ou ce « parcours », nous permet d’appréhender les spécificités d’un management par et avec les sciences comportementales au sein d’une organisation publique. Profondément innovante, la recherche dans laquelle nous nous sommes engagés à vocation à nourrir l’accompagnement managérial d’ores et déjà proposé à la MEL, en enrichissant les pratiques, en facilitant pour les managers l’analyse des situations managériales, mais aussi en identifiant les particularités du management d’un projet lui-même innovant.
Il s’agit à notre connaissance de la première fois qu’un travail de recherche sur cette thématique est conduit au sein d’une collectivité.
Quel est selon vous le rôle du DGS dans ce projet ?
Le rôle du DGS dans la mise en œuvre de ce type de projet est probablement protéiforme. En premier lieu, créer l’espace nécessaire et donner les moyens aux équipes d’innover, d’explorer et d’expérimenter bien sûr. Cela implique notamment de véritablement mettre en application le droit à l’erreur, inhérent à tout processus de créativité, le management par la confiance, mais également d’autoriser, voire d’encourager, à sortir des logiques et des temporalités classiques ou communément admises de l’action publique. L’urgence de la transition écologique est réelle, mais l’importance de ces enjeux nous imposent également une réflexion profonde sur nos modes de faire qui exclut toute précipitation, mieux, qui plus que jamais nous inscrit dans des temporalités et des rythmes au long cours.
Apporter également son soutien au collectif de « nos explorateurs » et « exploratrices ». Dans le cadre du projet qui nous intéresse ici, il a principalement pris la forme d’une affirmation de la légitimité des agents publics à aller sur le terrain délicat mais capital de l’incitation au changement de comportement, dans la mesure évidemment où les initiatives prises et mises en œuvre respectent les standards éthiques de l’approche comportementale.
Enfin peut-être, pour dépasser une vision par trop « syncrétique », le terme de « garant » est-il le plus approprié au rôle dévolu au DGS.
Mais par ailleurs il convient surtout de souligner ici l’implication de l’ensemble des agents qui se sont volontairement engagés dans cette démarche expérimentale. Pendre le temps de la prise de recul et de la remise en question est un défi, aussi vertueux que périlleux dans un monde et un environnement où la temporalité est sujette à une accélération constante. Leur regard, leur engagement et leurs qualités professionnelles aussi sont précieux et indispensables à la démarche.
Quels enseignements en tirez-vous en matière de conduite des projets de transition ?
Le premier enseignement est lié à la connexion forte entre enjeux de transition écologique et de transition managériale au sein de la collectivité. L’atteinte d’objectifs de transition exige une réelle transformation de notre manière de concevoir les politiques publiques, ainsi que l’investissement de l’ensemble de la chaîne de décision de nos administrations. Le collectif de managers « embarqués » dans l’expédition sciences comportementales a montré à quel point les encadrants sont des acteurs clés de l’innovation et de la transition. Des managers sensibilisés à ces approches vont ainsi être de vrais soutiens pour les porteurs de projet et vont également témoigner de l’importance des enjeux de transition auprès des élus et du comité de direction.
Le second enseignement tient à l’indispensable « translation » en termes de posture des agents face à l’impératif d’accompagner efficacement le changement de comportements. Si les collectivités disposent en effet d’expertises techniques solides en lien avec leurs compétences, il est essentiel lorsque l’on aborde le facteur humain, de déconstruire ses idées préconçues pour mettre en œuvre une méthode systématique d’étude des freins et des leviers de changement.
Toute la difficulté de cet exercice réside dans le fait que nous avons toutes et tous une lecture des phénomènes qui nous est propre, mais que nous avons tendance à généraliser. Comment alors dépasser ses propres biais, sa propre grille de lecture, pour objectiver les perceptions et représentations majoritaires, telle est la question.
Cela demande également d’accorder un temps plus long à la compréhension du problème et de sortir du « solutionnisme » dans lequel l’urgence permanente a tendance à nous enfermer. Accepter de passer plus de temps à la qualification de la situation, celle de la transformation à venir et aux résistances existantes peut certes donner une impression de lenteur. Mais comme souvent le respect de « l’ordre des temps » offre l’opportunité in fine de concevoir des actions plus en prise avec la réalité des usages, de leurs contraintes et de leurs sources de motivation. Ces évolutions de postures ont été observées tant au niveau des porteurs de projet que de leur ligne managériale.
Ces enseignements peuvent paraître triviaux. Pourtant nous avons vu durant « l’expédition » l’exigence et la constance qu’ils demandent, car il s’agit bien d’un changement complet de paradigme qui peut d’ailleurs mettre les agents publics en situation d’inconfort et d’incertitude. À cet égard, nous avons également pu constater la puissance et le soutien du collectif lorsqu’il s’agit d’accepter cet inconfort.
Pensez-vous que l’on conduit des projets de transition comme des projets plus classiques de modernisation ou de changement ?
Comme évoqué précédemment, l’importance vitale des enjeux de transition écologique nous oblige désormais à penser les projets à la lumière première du citoyen, à s’extraire de la segmentation ou des « silos », pour systématiser le recours à des équipes projets et approches transversales. Or cette transversalité n’est pas d’évidence, elle génère une complexité en termes de pilotage et de management, de rapport à soi et à l’autre. Comment appréhender les fonctionnements en réseaux, horizontaux, « rhizome et pas racine » auraient dit Gilles Deleuze et Félix Guattari ? Comment faire collectif autour d’un projet qui, par définition, est temporaire ou transitoire ? Comment engager et sécuriser dans cet environnement des agents aux pratiques et aux cultures professionnelles différentes ? Ces questionnements font pleinement partie des sujets à l’ordre du jour de notre recherche managériale.
Les enjeux de transition intègrent de surcroît une exigence d’évaluation des initiatives prises quant aux changements de comportements. À ce titre, les sciences comportementales enrichissent la boîte à outils des évaluateurs des politiques publiques. Directement issues de la recherche scientifique, elles fournissent des méthodes d’évaluation systématiques et rigoureuses, permettant de quantifier l’impact d’un dispositif mais aussi de comprendre les mutations observées et d’en déduire de futures pistes d’action.
Enfin, parce que le citoyen est au cœur de la réussite de la transition écologique, renforcer le lien entre les équipes en charge des projets d’innovation publique et les équipes responsables de la communication externe est indispensable, ne serait-ce que dans un souci de transparence. À cette fin, nous allons initier prochainement un parcours de sensibilisation des conseillers communication de la MEL aux sciences comportementales, dans la conception de communications incitatives.
Quel impact cette démarche a sur vos collaborateurs au sein de votre collectivité ?Si l’usager est déjà au centre des préoccupations des élus en charge de politiques publiques et des agents les mettant en œuvre, la marche est haute quant aux changements de comportement attendus. Elle justifie la mobilisation de ces leviers nouveaux de compréhension et d’appropriation de l’usager dans toutes ses composantes, cognitives, émotionnelles, sociales, psychologiques et économiques.
L’approche comportementale et les nouveaux modes de faire qu’elle induit, contribuent ainsi à aborder les politiques publiques sous un angle renouvelé et permet de ré-envisager des enjeux perçus comme insolubles sous un éclairage complémentaire, au moins.
En proposant aux porteurs de projets de la MEL ce nouvel outil de conception de l’action publique, la démarche renforce aussi leur sentiment d’appartenance et leur motivation. Elle est également porteuse de sens pour les chargés de projet, dans la mesure où elle les reconnecte à la conception de l’action publique, aux besoins et aux contraintes des usagers.
Face à la méfiance des citoyens envers les institutions, l’approche comportementale, dans la lignée du design des politiques publiques, constitue en effet un moyen renforcé de connexion entre les agents publics et les citoyens, au service de la conception de politiques publiques plus efficaces et reconnues comme telles.
Conseil de lecture
Comme il se doit pour des « duettistes », aux éditions Odile Jacob, deux ouvrages, d’une part sur l’importance d’aborder les enjeux de transition sous l’angle des comportements « Homo Sapiens dans la cité », de Coralie Chevallier et Mathieu Perona. Cet ouvrage explique de manière très accessible les contradictions intérieures qui freinent l’adoption de comportements pourtant au service du bien commun. Les auteurs rendent ainsi compte des particularités évolutives qui ont amené l’espèce humaine à développer une logique qui lui est propre, parfois éloignée de la rationalité. L’ouvrage fournit également des pistes d’action ainsi que des exemples concrets de la manière dont les sciences comportementales peuvent être mises au service de l’incitation au changement et contribuer à redéfinir l’action publique ; et d’autre part « Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions » d’Antonio R. Damasio. L’intuition géniale du philosophe enrichie d’une approche des processus mentaux stimulante, où les sentiments s’avèrent la clé de notre système d’autorégulation, et qui dans une perspective pluridisciplinaire, nous ouvre la voie à la compréhension de la place de l’homéostasie au cœur de notre vie biologique mais aussi socio-culturelle, dans nos relations, nos organisations et nos espaces de gouvernance.