Éric Woerth, questeur de l’Assemblée nationale et auteur du rapport « Décentralisation : le temps de la confiance » commandé par le Président de la République, donne la primeur au Journal des Départements d’un long entretien sur ce rapport très attendu. Il nous en détaille les grandes lignes, l’esprit qui a présidé à sa rédaction et les propositions qu’il contient. Préférant le réalisme à une « décentralisation rêvée », Éric Woerth prône une confiance rétablie entre l’État et les collectivités « pour faire vivre ensemble deux légitimités démocratiques ». Donnant aux Départements un rôle majeur dans l’adaptation au changement climatique, le rapporteur prône notamment une meilleure articulation des compétences entre les collectivités et un recentrage des chaque strate sur son « cœur de métier ».
Monsieur le ministre vous venez de présenter votre rapport sur la décentralisation au Président de la République, un rapport au titre évocateur « Le temps de la confiance ». Comme vous l’aviez annoncé vous-même, pas de big-bang, mais des adaptations aux réalités des collectivités. Quel esprit a présidé à la rédaction de ce rapport ?
Il ne s’agissait pas pour moi d’imaginer une décentralisation rêvée, qui serait très belle sur le papier mais totalement irréalisable. Il fallait résister aux sirènes des fausses solutions qui font souvent abstraction de la complexité de la décentralisation, comme la suppression d’une strate.
La décentralisation est avant tout un partage du pouvoir et de faire coexister le pouvoir vertical de l’État, consubstantiel à l’histoire de notre République, avec le pouvoir horizontal des collectivités territoriales, pour faire vivre ensemble deux légitimités démocratiques et de démultiplier les espaces politiques, dans le sens noble du terme, c’est-à-dire les lieux de débats et de projets.
Dans ce rapport et avec ces propositions, j’explique donc que le rétablissement d’une confiance exigeante est parfaitement possible si l’on crée un climat politique dans lequel l’État, les collectivités territoriales et les citoyens se tiennent en estime, respectent l’autonomie de décisions de chacun et trouvent des espaces de discussion. Les propositions que je formule sont réalistes, elles peuvent être mises en œuvre rapidement et faire l’objet d’un consensus politique après débat.
Vous avez vous-même été maire de Chantilly pendant 22 ans, vous connaissez les réalités du mandat local. À vos yeux, que manque-t-il principalement aux collectivités territoriales aujourd’hui ?
Je pense qu’il leur manque une cohérence dans les leviers qu’elles ont. Nous sommes face à beaucoup de situations où les compétences sont mal réparties, donc chaque collectivité territoriale n’a pas toutes les prérogatives de sa politique publique. De même, la collectivité n’a pas forcément la maîtrise de ses ressources financières et humaines, ni le pouvoir règlementaire qui va avec.
A travers le mot de « confiance », notre ambition est de donner à chaque strate de collectivité la maîtrise de l’ensemble des moyens nécessaires à la conduite de ses compétences : des recettes prévisibles et modulables, une fonction publique territoriale plus autonome, un pouvoir règlementaire renforcé, des compétences cohérentes. C’est aussi cela, la libre administration des collectivités territoriales.
Parmi vos 51 propositions, vous avancez l’idée d’une nouvelle répartition des recettes afin qu’elles soient davantage corrélées aux missions de chaque strate. Est-ce une manière d’appeler les collectivités à se recentrer sur leurs compétences obligatoires ?
Il faut effectivement que chaque collectivité territoriale se concentre avant tout sur ses compétences « cœur de métier ».
C’est essentiel pour éviter la dispersion d’argent public et la dilution des responsabilités. Si tout le monde fait tout, l’électeur ne comprend plus rien, la responsabilité est fragmentée, l’efficacité est réduite et les coûts augmentés.
Ceci étant dit, la nouvelle répartition des recettes a une ambition plus large que cela. Elle vise avant tout à offrir un panier de recettes prévisibles aux collectivités territoriales, à renforcer la péréquation, à donner davantage de pouvoirs aux collectivités pour fixer les modalités de répartition de cette péréquation. Je voulais aussi affirmer avec force que les impôts nationaux participent aussi au financement de l’action publique locale, et qu’à ce titre ils doivent être partagés. Enfin, cela est également un appel à une plus grand responsabilité politique !
Autre proposition forte, le retour du conseiller territorial. Certains y verront un renforcement de la place des Départements. D’autres, la création d’un nouveau type d’élu qui risque d’ajouter de la confusion dans la perception qu’ont les français de leurs élus locaux. Que répondriez-vous à ces remarques ?
Le conseiller territorial n’a pas vocation à « renforcer » telle ou telle strate. Je constate aujourd’hui que l’action des départements et des régions est mal coordonnée. Il y a beaucoup de redondances ou au contraire de « trous », alors que les zones de rencontre sont nombreuses : sur l’action économique et sur l’insertion sociale, sur les routes et sur les transports, sur les collèges et sur les lycées, sur le financement de la transition écologique, etc.
Je pense que la confusion des Français vient surtout du fait que, souvent, les départements et les régions cherchent à intervenir sur des politiques similaires, financent les mêmes équipements ou les mêmes associations. L’objectif de ce conseiller territorial est avant tout celui de mieux articuler, de mieux « agrafer » ces deux strates.
J’ai opté pour un schéma très différent du projet de Nicolas Sarkozy en 2009. Je propose que le conseiller territorial, qui siègera à la fois au conseil régional et au conseil département, soit élu par un scrutin cantonal.
Il aura donc un ancrage territorial fort, tout le monde pourra savoir qui est « son » conseiller régional, ce que les scrutins de liste ne permettent pas. De même, il garantit à chaque département d’être représenté au conseil régional. Sincèrement, je ne pense pas l’électeur sera confus devant ce mode de scrutin simple, qui renforcera la visibilité des élus départementaux et régionaux, qui souffrent actuellement d’un risque d’anonymisation de plus en plus fort.
La revalorisation des indemnités des élus des petites communes semble faire consensus. Cependant, n’est-ce pas à un véritable statut de l’élu qu’il faudrait aboutir selon vous ?
Tout à fait, c’est d’ailleurs ce que je propose de manière précise, sur la base des excellents travaux conduits à la fois par le Sénat et par l’Assemblée nationale ces derniers mois. Je pense que l’on peut trouver un consensus politique pour la création de ce nouveau statut de l’élu. Protéger les élus, c’est encourager les citoyens à se porter candidat, à un moment de baisse des vocations. C’est extrêmement important de valoriser cet engagement en démocratie.
Arrêtons-nous plus spécifiquement sur les Départements que vous qualifiez de « strate des solidarités et de la résilience des territoires ». Qu’entendez-vous par ce terme de « résilience des territoires » ?
La résilience des territoires, c’est la capacité des territoires à faire face aux aléas, aux crises, aux évolutions climatiques. Il s’agit de réduire la vulnérabilité des territoires, de protéger les territoires, leurs habitants et leur patrimoine. Je pense que le département est une maille idéale pour ce faire : il doit devenir l’échelon des réseaux (routes, eau, et pourquoi pas électricité et Internet) pour assurer le maillage du territoire, rural comme urbain.
Il doit aussi être responsable de l’adaptation aux changements climatiques, notamment en matière d’agriculture, et de lutte contre les catastrophes naturelles (inondations, incendies, recul du trait de cote). C’est un nouveau pan entier de l’action départementale que je propose d’ouvrir.
Vous réaffirmez le rôle prépondérant des Départements dans les politiques sociales et vous proposez, dans cette optique, la création d’un « service départemental des solidarités », présidé par le président du conseil départemental. Cet établissement permettrait une coordination des services départementaux et déconcentrés de l’État au niveau local. Son budget, serait en partie assuré par les Départements qui bénéficierait d’une fraction de CSG, en lien avec ses compétences sociales. Ne craignez-vous pas que cela soit pris comme une nouvelle charge par des Départements qui se disent déjà asphyxiés financièrement ?
C’est au contraire une réponse directe à l’inquiétude des départements ! Ce service départemental des solidarités vise à garantir à tous les départements une prise en charge par l’Etat stable et identifiée, de leurs dépenses sociales obligatoires (à hauteur par exemple de 60 %). Si elles augmentent, la participation de l’État augmentera également. Cela permet de protéger les départements les plus vulnérables. En échange, départements et État pourront négocier des objectifs annuels à atteindre, dans l’optique d’améliorer sans cesse le service rendu au citoyen.
Autre sujet sensible : une éventuelle recentralisation de la protection de l’enfance. Après le tollé provoqué par les propos de la secrétaire d’État Charlotte Caubel, fin 2023, vous ne craignez pas une nouvelle levée de boucliers de la part des Présidents de Départements ?
Je pense que le débat de la recentralisation de la protection de l’enfance mérite d’être posé. Une part significative des politiques de prise en charge de l’enfance en danger repose encore sur l’État : protection judiciaire de la jeunesse, pédopsychiatrie, politiques d’immigration (s’agissant des mineurs non-accompagnés) etc., sans oublier le rôle de l’Education nationale, avec la médecine scolaire notamment. Il y a donc un risque de rupture de parcours. Ensuite, il y a un sujet quant à la qualité du service public de protection de l’enfance, ainsi que l’a montré la Cour des comptes, qui est très hétérogène sur le territoire. Les enfants protégés sont des personnes fragiles, nous avons un devoir moral de les protéger du mieux que l’on peut. Un sujet aussi grave mérite d’être débattu.
Dans la perspective du transfert de la compétence « eau et assainissement » aux intercommunalités au 1er janvier 2026, vous proposez de donner une compétence « eau » aux Départements afin qu’ils soient en mesure de porter des projets structurants en matière de gestion quantitative de l’eau. L’idée est de profiter de la « force de frappe » opérationnelle des Départements ?
Absolument. Nous voyons apparaître, avec le changement climatique, des tensions de plus en plus fortes sur la ressource en eau, avec des communes qui perdent leur accès à l’eau et des conflits d’usage qui se multiplient. Je ne pense pas qu’il faille retirer la compétence « eau » au bloc communal, car c’est une compétence historique de grande proximité. Faire entrer le département dans cette compétence permet en revanche de bénéficier de sa capacité financière et de son ingénierie pour mener des projets d’infrastructure, en particulier dans les territoires ruraux, d’accompagner les intercommunalités, voire de gérer l’eau à leur place, par délégation, si elles le souhaitent et qu’elles en ressentent le besoin.
Vous soulignez le caractère structurant des Départements, véritables aménageurs du territoire dans la ruralité. Dans cet esprit, vous proposez de transférer intégralement la taxe pour la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (Gemapi) aux Départements pour la pré-vention de l’ensemble des aléas climatiques. Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait une logique à aller plus loin en faisant de l’agriculture une compétence départementale ?
Je le propose en partie en suggérant que les départements puissent mener des politiques d’adaptation de l’agriculture au changement climatique. Cela recouvre des domaines très larges, comme l’irrigation, la protection de la biodiversité, l’adaptation du matériel et des techniques de culture etc. C’est un pan essentiel qui doit être investi dans les prochaines années.
Quelle suite le Président de la République entend-il donner à ce rapport ? Est-il prévu que vous partagiez largement vos propositions avec les élus locaux, voire de les expérimenter in situ ?
Le Président de la République a demandé au Premier ministre d’animer une concertation de quelques mois, avec les associations d’élus, les parlementaires et les partis politiques sur la base du rapport que je lui ai remis. C’est le préalable à l’action qui suivra.