Françoise Gatel, sénatrice d’Ille-et-Vilaine, présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, est experte de la décentralisation. Elle vient de réaliser une mission sénatoriale flash sur le thème « Différenciation territoriale : respecter la diversité des territoires sans créer de droit d’exception ». Pour le Journal des Départements, elle nous livre sa vision de la différenciation inscrite dans la loi 3DS, un concept en vogue mais pas forcément bien compris ni bien défini. Explications.
C’est un paradoxe très français : les différentes vagues décentralisatrices et la reconnaissance de l’organisation décentralisée de la République n’ont pas permis une réelle adaptation des normes et des compétences à la diversité des territoires. C’est pourquoi la loi « 3DS », promulguée le 21 février 2022, était motivée par la volonté d’adapter le droit aux spécificités locales et fluidifier les relations entre l’État et les collectivités territoriales.
Ainsi entendue, la différenciation recueille un large consensus politique. Qui peut raisonnablement s’opposer à l’adoption de règles plus adaptées aux réalités de nos territoires ? Mais si le concept est en vogue, tous les acteurs, nationaux et locaux, le définissent-ils toujours de la même façon, à la fois dans son contenu, ses implications et son champ d’application ? Rien n’est moins sûr…
C’est pourquoi dans le cadre d’une mission flash au nom de la délégation du Sénat aux collectivités territoriales, nous avons souhaité fixer un cap clair et préciser la frontière entre ce que doit être la différenciation et ce qu’elle ne doit pas être.
Ainsi, le principe de différenciation doit :
– être guidé par le principe d’efficacité de l’action publique locale et de correction des inégalités territoriales : la différenciation des normes, des compétences et des moyens doit garantir l’égalité territoriale ;
– être porté par une forte volonté politique locale ;
– être affranchi du principe actuel des « différences objectives de situation » : en effet, ce concept conduit à imposer une différen-ciation à une collectivité qui ne le souhaite pas, au motif qu’elle présente les mêmes spécificités locales qu’une autre collectivité qui, elle, le souhaite. Cela suppose donc une modification de l’article 72 de la Constitution qui prévoirait que des collectivités territoriales relevant d’une même catégorie peuvent exercer des compétences différentes, sans qu’elles n’aient plus à justifier de différences objectives de situation. Telle est l’ambition de la proposition de loi constitutionnelle n° 463 (2023-2024) de MM. François-Noël BUFFET, Mathieu DARNAUD, Mme Françoise GATEL et M. Jean-François HUSSON, déposé au Sénat le 22 mars 2024.
Reconnaitre et respecter la diversité des territoires en rendant possible ce qui est nécessaire dans chaque territoire : tel est notre credo et notre ligne de partage. La différenciation ne doit pas générer une prolifération de « statuts particuliers » accordées à des collectivités, en dehors de singularités institutionnelles.
Nous espérons ainsi que notre rapport fera œuvre utile, à l’heure où notre pays doit s’engager avec détermination dans une logique responsable de différenciation, corollaire de la libre administration, du « pouvoir d’agir » et ainsi de reconquête de la confiance de nos concitoyens. Il nous faut passer du « D » de différenciation au « E » de l’efficacité de l’action publique jusqu’au dernier kilomètre.
Agiles et réactifs, les élus sont des inventeurs de solutions mais pour libérer les énergies locales et ainsi garantir l’efficacité de l’action publique jusqu’au dernier kilomètre, dans le respect du principe d’unité de la République, l’État ne doit pas entraver les initiatives des élus : il doit au contraire jouer un rôle de facilitateur et d’accompagnateur dans la conduite des projets locaux de différenciation. Il doit ainsi activement participer à la réflexion préparatoire des collectivités, en amont de toute délibération sur le sujet, dans le cadre d’un dialogue partenarial et coopératif État /collectivités.
Tel n’est pas le cas aujourd’hui : nos auditions, dans le cadre de la mission flash, ont démontré que l’État, en dépit des intentions affichées, conserve ses réflexes jacobins et sa culture uniformisatrice. Si l’ambition différenciatrice du Gouvernement est réelle, alors pourquoi, par exemple, ne pas créer un guide, à destination des élus locaux, afin de leur donner toutes les clés de compréhension de la procédure de différenciation créée par la loi « 3DS » ainsi que des critères juridiques applicables ? Pourquoi ne pas organiser des rencontres avec les élus, sous l’égide du préfet, pour faire émerger localement des demandes de différenciation et étudier leur faisabilité ?
Les élus espèrent beaucoup des conclusions de la mission confiée à Eric Woerth, que notre délégation entendra le 5 juin prochain. Ils espèrent qu’elles répondront à leurs légitimes attentes de considération et d’action. Ils espèrent aussi qu’elles fonderont une nouvelle vision fondée sur l’intelligence territoriale : celle d’un cadre juridique qui permet au lieu d’interdire. Une vision qui répond à une nécessité impérieuse : prendre en compte la diversité des territoires dans leur histoire, leur culture et leur géographie dans le respect de l’unité de la République.
L’espoir est, à la hauteur de l’enjeu, immense : restaurer/réparer notre cohésion sociale, aujourd’hui en péril.