NON ! À LA RECENTRALISATION DE L’AIDE SOCIALE À L’ENFANCE
Depuis quelques mois rejaillit l’idée d’une recentralisation de l’Aide Sociale à l’Enfance à l’Etat par ceux qui voudraient nous faire croire que retourner 40 ans en arrière du temps de la DDASS serait un progrès !
À l’Assemblée Nationale, certains députés la demande alors qu’à été lancée une Commission d’enquête parlementaire qui examine les dysfonctionnements de la protection de l’enfance et dont on essaye de limiter les investigations.
D’autres occupent les médias sur les méfaits de la protection de l’enfance allant jusqu’à se prévaloir du soutien de l’Elysée. Une Secrétaire d’État, Charlotte Caubel n’a pas hésité à franchir le pas en déclarant qu’elle était prête à recentraliser l’ASE, fort heureusement elle a été démentie par la Première Ministre Elisabeth BORNE.
La réalité est tout autre et coïncide avec la parution du Livre Blanc du travail social. Son constat est largement partagé par de nombreux acteurs et s’exprime très fortement aujourd’hui sur le terrain. La perte d’attractivité accélérée des métiers en est une incarnation.
La Ministre de l’Enfance, la Jeunesse et les Familles, Sarah El Haïry déclare concernant les travailleurs sociaux de l’Aide sociale à l’enfance « je crois en eux, je sais qu’en ce moment c’est difficile, je crois en leur capacité d’aller chercher un maximum de droits communs pour que les enfants sous notre responsabilité puissent accéder à la santé, à la scolarité ». Elle ajoute « en réalité on a besoin de garantir des conditions de travail satisfaisantes pour gagner en attractivité sur les métiers du travail social, sinon les gens ne viennent pas où partent plus vite et cela accroît les difficultés ».
Si nous connaissons le diagnostic et les remèdes nécessaires, pourquoi reporter à plus tard les réponses en organisant 7 groupes de travail, alors qu’une Commission d’enquête parlementaire y travaille ?
Je vous partage l’analyse d’une Directrice Générale adjointe dans un Département important sur la situation de la protection de l’enfance avec qui j’ai échangé.
LA RECENTRALISATION NE CONSTITUE PAS UNE RÉPONSE À LA CRISE DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE.
La crise est avant tout une crise du recrutement et d’urgence à agir. L’importance des vacances de postes qui perdure dégrade la qualité des accompagnements.
Sur l’attractivité des métiers, les Départements disposent de leviers limités. La formation est une compétence des Conseils Régionaux qui se sont peu mobilisés pour faire face aux 30 000 postes vacants avec seulement 4 300 diplômés chaque année.
À ce rythme la sortie du « tunnel » n’est pas pour demain ! Ajoutons le décrochage important et croissant (40 % en Île-de-France pour 2021) pour lequel les Départements n’ont aucune prise et qui nourrit très directement les difficultés de recrutement.
L’Etat devrait encourager un plan exceptionnel de formation avec l’objectif de résoudre à moyen terme la formation des travailleurs sociaux et de redynamiser les recrutements. La formation initiale et continue, constitue un enjeu essentiel pour accompagner les transformations de l’intervention sociale, la prise en compte des savoirs en s’adaptant au contexte, aux organisations, aux parcours professionnels et à la réussite.
Enfin les jeunes professionnels soulignent unanimement les inadéquations de contenu des formations avec les postes et missions qu’ils sont amenés à exercer après leurs diplômes qu’ils ne peuvent aujourd’hui acquérir dans le champ de la protection de l’enfance.
La seconde raison est la faiblesse de la rémunération qui interpelle l’Etat. Depuis les années 2000 le décrochage des salaires est largement vécu comme une déconsidération de ces métiers du travail social. Comme le rappelle le Livre Blanc « reconnaître une valeur à ces métiers. C’est activer un levier structurel d’attractivité ».
Dans le secteur associatif qui assure 80 % des mesures éducatives un salaire net est à
1300 euros pour un éducateur spécialisé alors que celui d’un agent de la fonction publique territoriale est plus élevé de 400 euros. Le Département est dans ce domaine financeur et non décideur de l’évolution des salaires de la branche sanitaire, sociale et médicosociale à but non lucratif (BOSS).
LA PROTECTION DE L’ENFANCE SOUFFRE DES DIFFICULTÉS DES COMPÉTENCES DE L’ÉTAT
L’Aide Sociale à l’enfance souffre des difficultés que rencontre l’Etat dans l’exercice de ses propres compétences. Dans le domaine sanitaire en particulier :
– la Pédopsychiatrie sinistrée avec 10 Départements qui ne possèdent aucun lit d’hospitalisation ;
– en matière de santé scolaire avec 1 médecin pour 12000 élèves ;
– en matière de service social auprès des élèves qui s’affaiblit ;
– dans l’inclusion du handicap où les besoins croissent.
Les créations limitées de places médicosociales et le déficit atteignant un niveau extrêmement préoccupant dans de nombreux territoires, il apparaît des situations individuelles dramatiques avec des solutions dérogatoires comme le placement à l’ASE (32 % des enfants protégés souffrant de troubles psychologiques faute de places en pédopsychiatrie).
Autre exemple, celui de l’accès à l’autonomie en 2023 des 35 000 jeunes majeurs qui bénéficient d’une mesure de protection de l’enfance et qui peinent pour faire valoir leurs droits.
Très souvent orientés vers des études les plus courtes possibles, isolés, ces jeunes s’inscrivent peu dans les politiques de la jeunesse de droit commun (Contrat Engagement Jeunes). Pour ceux poursuivant des études supérieures ou professionnelles leur autonomie nécessiterait une sortie de l’ASE prolongée à 25 ans comme le suggère une proposition de loi de la Députée Isabelle SANTIAGO.
Si la loi du 7 Février 2022 prévoit des avancées, la fin des « sorties sèches » de l’ASE ne pourra être atteinte sans une mobilisation totale des services déconcentrés et opérateurs de l’Etat pour favoriser leurs accès aux solutions de droit commun.
LE SOUS-FINANCEMENT DE L’ASE : UN MAUVAIS PROCÈS
Si l’on pointe que la crise de l’ASE constitue une crise des moyens, rien ne permet d’affirmer que le sous-financement de cette politique publique serait liée à son caractère décentralisé.
Les Dépenses de l’ASE ont augmenté de 56 % en euros constants entre 1998 et 2021. Cette croissance est plus rapide que la hausse du nombre de mesures sur la période qui s’élève à 43 % selon la DREES. Notons qu’il n’existe pas de données pour les années 2022-2023, exercices pendant lesquels les Départements ont dû faire face à l’impact de la Loi de protection de l’enfance de 2022, le Ségur de la santé, la reprise des flux migratoires et un faible dynamisme de leurs recettes (retournement de conjoncture du marché immobilier sur laquelle s’appuie la dotation de l’Etat aux Départements) ayant fragilisé la perception de la DMTO (Droits de mutations à titre onéreux).
À l’inverse rien ne permet d’affirmer qu’une recentralisation de la compétence serait gage d’un meilleur niveau de financement, sachant que le budget de l’État n’évolue pas en fonction des besoins, mais avant tout de la maîtrise de la dépense publique (suppression de 10 Milliards d’Euros au budget 2024 de l’Etat !)
L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DES POLITIQUES DÉPARTEMENTALES
Parmi ceux qui prônent la recentralisation les critiques portent sur l’hétérogénéité des moyens consacrés à l’ASE, cela mérite d’être relativisé. Les écarts reposent sur les caractéristiques des territoires autant que sur la diversité des orientations politiques des Départements.
Les écarts de pratiques en matière de signalement ne relèvent pas exclusivement des différences dans les politiques départementales. Les personnels de l’Éducation Nationale sont particulièrement à l’origine de la majorité des informations préoccupantes adressées aux Cellules de Recueils des Informations Préoccupantes (CRIP).
L’ÉTAT DEVRAIT JOUER UN RÔLE DE GARANT DANS LA MISE EN ŒUVRE DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE
À l’exception des services de la justice, les services de l’État sont très peu investis dans les instances partenariales existantes, notamment les Observatoires Départementaux. La mise en place à titre expérimental des Commissions Départementales de protection de l’Enfance n’a pas modifié les relations partenariales, pas plus que le projet d’un délégué auprès du préfet sur la protection de l’enfance.
La solution résiderait dans la proposition de la Cour des Comptes de Juillet 2022 d’un interlocuteur unique des services de l’État au niveau du Corps préfectoral.
D’autre part l’inscription des dépenses correspondantes dans les budgets revêt un caractère obligatoire sur lequel l’Etat n’assume pas son rôle de contrôle auprès des collectivités.
L’ANCRAGE TERRITORIAL DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE CONSTITUE UNE FORCE POUR RELEVER LES DÉFIS
L’enjeu des politiques d’aide sociale à l’enfance est de penser et d’organiser une chaîne continue entre le soutien à la parentalité, la prévention, le repérage et la prise en charge.
Or, l’amont de cette chaîne est intrinsèquement local. Il repose sur le rôle central du service social et de la PMI, indissociables à bien des égards de la politique de protection de l’enfance. Il appelle à une articulation fine avec les services municipaux (maisons des parents, acteurs de la petite enfance et du péri-scolaire), à un ancrage territorial très fin, reposant sur une organisation robuste en proximité, indispensable pour assurer le bon fonctionnement de cette chaîne et donc l’efficacité des dispositifs de prévention.
À l’inverse une recentralisation induirait une coupure institutionnelle entre l’amont (la prévention) et la prise en charge (la protection). Elle ferait courir le risque d’une démobilisation des Départements et plus généralement des acteurs locaux sur la prévention, entraînant presque inéluctablement un repérage plus tardif des situations de fragilité, une judiciarisation encore plus forte des prises en charge, une hausse des mesures de placement.
L’ensemble de cette plaidoirie en faveur de la non-recentralisation de la protection de l’enfance n’exclut pas des critiques sur les manquements des Départements et des professionnels. La Commission d’enquête Parlementaire les mettra en évidence pour montrer qu’une politique de protection de l’enfance digne nécessite une volonté d’investir dans l’avenir et non de considérer qu’il s’agit d’un coût financier !