Erwan Lestrohan, directeur conseil à l’institut d’enquêtes ODOXA, nous donne les clés des prochaines élections européennes et les principaux enseignements des sondages, à un mois d’une échéance majeure à bien des égards.
Les deux courants structurant la vie politique nationale depuis 2017 sont poussés par des vents contraires dans les rapports de force électoraux mesurés par les sondages. Ceux-ci laissent en effet présager une hausse très importante du poids des listes d’extrême-droite (près de 35 % des Français comptent voter pour le RN ou Reconquête) et, à l’inverse, un net recul de la majorité présidentielle qui recueillerait entre 15 et 20 % des suffrages selon les instituts. Ces vents contraires pourraient creuser un écart considérable (plus de 10 points) entre le RN et Renaissance, alors même que leurs listes avaient approximativement fait jeu égal en 2019, la liste de Jordan Bardella (RN) obtenant 23,3 % des voix et celle de Nathalie Loiseau (LREM) 22,4 %.
En pleine dynamique électorale, la liste du RN pourrait atteindre 30 % des suffrages exprimés le 9 juin, alors même qu’elle n’est désormais plus isolée dans son espace politique depuis la création de Reconquête en 2021, ce mouvement ne représentant cependant qu’une concurrence limitée (la liste de Marion Maréchal recueille 5 à 6 % des intentions de vote).
Première force politique en 2014 (24,9 %, devant LR : 20,8 %) et en 2019, le RN est donc en passe d’asseoir plus encore sa domination sur le scrutin européen cette année, sa liste bénéficiant d’un double-mouvement favorable.
D’une part, le rejet au plus haut de l’exécutif qui mobilise les électeurs des oppositions pour ce qui ressemble à un scrutin de mi-mandat.
Et d’autre part, un « contexte d’opinion » particulièrement porteur pour le RN, entre des inquiétudes en hausse sur le plan de la sécurité, un raidissement des opinions sur l’immigration et la place centrale du pouvoir d’achat dans les préoccupations nationales, autant de domaines où le parti de Marine Le Pen est jugé plus compétent que la majorité présidentielle pour répondre aux difficultés des Français.
A l’inverse, la majorité présidentielle peine encore à retrouver du crédit dans l’opinion après une année 2023 horribilis marquée par une séquence « réforme des retraites » à l’origine de ruptures profondes dans la relation entre les Français et le pouvoir, aussi bien pour des raisons de fond (l’exécutif étant jugé incapable de saisir les difficultés sociales des Français) que de forme (le recours à l’article 49.3 ayant donné le sentiment d’un passage en force démocratique).
Des ruptures que les couacs autour du vote de la loi Immigration et la nomination du populaire Gabriel Attal n’ont pas permis de dépasser. Cette forte détérioration du lien entre les Français et la majorité présidentielle explique vraisemblablement les difficultés de la liste de Valérie Hayer à mobiliser un socle électoral macroniste en voie d’évaporation : seuls 50 à 60 % des électeurs ayant voté pour Emmanuel Macron à la présidentielle 2022 ont l’intention de voter pour la liste Renaissance aux élections européennes.
La liste de la majorité présidentielle pâtit aussi probablement d’être conduite par une figure moins identifiée que ses concurrents : uniquement 43 % des Français connaissaient suffisamment bien Valérie Hayer pour exprimer une opinion à son sujet dans notre baromètre politique de mars 2024, parmi lesquels uniquement 10 % exprimaient une opinion positive.
Pour élargir son socle électoral d’ici au 9 juin, la majorité présidentielle ne pourra que faiblement envisager le débauchage d’électeurs LR, la liste de François-Xavier Bellamy semblant située à son plancher électoral de 2019 (8,5 %), avec une intention de vote située entre 7 et 8 %.
Et si une remontée de la liste Renaissance dans les sondages n’est pas à exclure avec l’intensification de la campagne dans les prochaines semaines…
ce scénario perd en tout cas en crédibilité si l’on se réfère à l’historique de la campagne de 2019 où les intentions de vote pour la liste LREM (mesurées initialement autour de 25 %) avaient plutôt diminué dans les dernières semaines, pour finir au niveau de celles mesurées pour le RN qui avaient plutôt eu tendance à progresser en fin de campagne, après de premières mesures autour de 20 %.
Plus encore, voir les deux principales listes à un niveau équivalent le 9 juin au soir est aujourd’hui un scénario peu probable. Notamment car les intentions de voter pour le RN déclarées dans les sondages ont désormais perdu leur « volatilité », la notabilisation du mouvement et son recentrage dans le champ politique national ayant parachevé la mue du vote RN en vote de conviction (de sympathisants fidélisés) et non plus de protestation (d’électeurs désaffiliés, aux profils plus abstentionnistes).
Il sera quoiqu’il en soit intéressant d’observer à quel niveau se situe la liste de Valérie Hayer au soir de l’élection européenne, selon qu’elle obtienne un résultat satisfaisant, à proximité du score LREM de 2019 (22,4 %), ou qu’elle subisse un désaveu électoral en se rapprochant de la contre-performance de la liste socialiste de 2014 (14 %) au démarrage du quinquennat de François Hollande.
Un résultat de la liste Renaissance autour de 15 % fragiliserait par ailleurs la deuxième position qu’elle occupe dans les sondages, qui pourrait lui être ravie par la liste de Raphael Glucksmann (PS/Place publique), donnée entre 11 % et 14 % selon les instituts.
La poussée électorale du candidat socialiste est à signaler alors que sa liste n’avait recueillie que 6,2 % des voix en 2019, celui-ci semblant bénéficier aussi bien de l’absence de candidature concurrente cette année (Benoît Hamon avait obtenu 3,3 % des voix pour Génération.s en 2019), que du net recul du vote écologiste (13,5 % pour Yannick Jadot en 2019 alors que Marie Toussaint obtient 6 à 8 % dans les sondages actuels)… ainsi que du retour dans le giron socialiste d’électeurs qui avaient chois la liste LREM en 2019 mais sont peut-être aujourd’hui déstabilisés par la ligne plus droitière de l’exécutif.
Il sera intéressant d’observer l’évolution des rapports de force dans les prochaines semaines pour voir si des réserves de voix demeurent mobilisables par la liste socialiste ou si le score maximal actuellement mesuré de 14 % est un plafond.
La spécificité du scrutin européen et sa distance avec 2027 ne permettront pas d’en tirer des certitudes pour la prochaine élection présidentielle mais leur dimension nationale apportera de précieuses informations, avant les élections municipales de 2026 qui seront l’autre scrutin intermédiaire du second mandat macronien.
Au delà de la faible participation possible (estimée entre 40 et 45 % selon les instituts, à la hauteur du manque d’engouement français pour les questions européennes), il sera particulièrement intéressant d’observer, le 9 juin, l’ampleur de la dynamique électorale dont pourrait bénéficier le RN, l’éventuelle détérioration du socle électoral de la majorité présidentielle et dans quelle mesure le Parti socialiste réussit à se replacer au cœur de la gauche, à contre-courant du rapport de force fondateur de la NUPES qui avait fait de La France Insoumise la force motrice de cette union.