Homme de dialogue, Philippe Pichery est un réaliste. Loin des querelles d’égos, il prône l’unité et l’efficacité pour faire avancer son département de l’Aube. Interview sans filtre d’un président bâtisseur pour qui avenir rime avec collectif.
Philippe Pichery, vous avez été directeur général des services avant d’être élu président du Département.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours et votre vision d’un département qui ne semble plus avoir de secret pour vous !
Devenir, après une séquence de découverte d’autres activités, président du Conseil départemental de l’Aube, après en avoir été le directeur général des services n’a été pour moi ni simple, ni facile.
Ces deux fonctions sont d’une complémentarité essentielle, mais de nature très différente. Le directeur général et les services placés sous son autorité sont des « travailleurs de l’ombre », dévoués à la réussite des projets de la collectivité dans une démarche de totale loyauté. La mission et le rôle du président sont autres. Il fixe le cadre, initie, propose et arrête le projet de la collectivité. Il la personnifie, la représente dans la communication, si essentielle à notre époque.
Passer de l’une à l’autre de ces fonctions a été pour moi compliqué. Passer de l’ombre à la lumière était pour moi un vrai défi. C’est un changement de comportement qu’il faut très vite intégrer. En début de mandat, je n’imaginais pas avoir un chauffeur alors que je pouvais, comme tout le monde, conduire mon véhicule. Cela heurtait mes convictions d’humilité, et s’opposait à mon souhait, dans cette fonction, d’agir et de vivre comme les autres habitants de ce département.
J’ai mis du temps à admettre que ce cérémonial contribue aussi au respect et au confortement de la fonction. J’ai fini par m’y résoudre après, cependant, pas mal de résistance personnelle. Mais je ne franchirai jamais l’étape de la confrontation des égos, et ne jouerai pas des coudes pour figurer sur la photo dans les couvertures médiatiques d’événement. Dans la conception de ma fonction, il y a une chose dont je suis fier, celle d’avoir obtenu qu’il n’y ait pas de groupe dans l’assemblée départementale de l’Aube.
A mes yeux, la politique de parti n’a pas sa place dans une assemblée départementale. La mission principale et essentielle d’un Département est la Solidarité dans ses dimensions humaines et territoriales. Nulle organisation politique n’a le monopole de la Solidarité. La Solidarité n’est ni de droite ni de gauche. Elle doit être collective, construite et régulée, en déclinant de façon objective Droits et Devoirs.
Ne pas avoir de groupe, inévitablement de caractère politique, dans l’assemblée du département de l’Aube, facilite et amplifie considérablement notre action. Plus de tensions, de crispations, d’affrontements stériles, d’invectives, totalement improductifs et néfastes pour l’objectif d’agir collectivement au service de nos concitoyens. Cela préserve les rapports humains tolérants et productifs sans empêcher le débat et l’expression des opinions.
La réussite de l’Aube tient à cette particularité. Elle résulte certainement aussi de notre position géographique en deuxième couronne de l’Ile-de-France à une époque où les métropoles doivent respirer et reconsidérer le modèle passé de la concentration.
Mais, la progression de notre territoire dans les décennies passées est surtout due à deux facteurs essentiels :
– la stabilité de la gouvernance qui a renforcé considérablement la continuité et l’efficacité de l’action collective locale.
– les choix stratégiques initiés et portés par mon prédécesseur Philippe Adnot : développement de l’enseignement supérieur, priorité accordée au développement économique et aux actions qui génèrent du retour en termes de création de richesses nouvelles pour le territoire et donc de ressources financières nouvelles pour l’avenir.
Cette grande fête mondiale du sport doit nous permettre de redynamiser les liens de la cohésion sociale entre tous nos habitants.
Aujourd’hui le Département de l’Aube est toujours, malgré la funeste loi NOTRé, un acteur essentiel, incontournable du développement économique de son territoire. Il est en effet toujours propriétaire d’importantes surfaces de foncier économique et de bâtiments qu’il loue au prix du marché et donc sans aide économique, à des entreprises qui privilégient l’Aube pour le développement de leurs activités.
La pertinence de cette politique menée depuis trois décennies permet à l’Aube d’affronter les défis que doivent relever les Départements dans la période actuelle de fortes tensions financières.
J’ajouterai simplement que, dans ce contexte empreint de morosité et d’inquiétude, l’Aube est le seul département de la Région Grand-Est avec le Bas-Rhin, à voir depuis des années sa population croître du fait du solde migratoire positif. Cela conforte les choix des années passées et la poursuite de l’action.
L’Aube fût l’un des premiers départements à se positionner pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques. Qu’attendez- vous de cet évènement pour votre territoire ?
Je pense que l’on ne mesure pas encore le retentissement et l’effet qu’auront pour notre pays et notre territoire les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.
Dès l’annonce, fin 2017, de l’attribution des Jeux à Paris et à la France, le territoire aubois, s’est mobilisé, sous l’impulsion du Département, et de toutes ses composantes : Collectivités territoriales, monde sportif et associatif, services de l’État, institutionnels en tous domaines… Les effets de cette action collective sont déjà très perceptibles, l’offre en termes d’équipements et d’aires de pratique sportive a considérablement évolué sous l’impulsion des collectivités territoriales principalement du Département et de la Ville de Troyes : complexe international multisport escalade –CIME, halle de gymnastique, piste de BMX, plan d’eau kayak-aviron, dojo, salle de sports de combat, stand de tir, Centre sportif de l’Aube qui offre la plus grande capacité en France d’hébergements accessibles… Ces équipements remarquables vivront bien après les jeux de 2024. Par ailleurs, de nombreuses manifestations locales sont régulièrement organisées sur le thème des jeux de 2024.
Le moment est venu de récolter les fruits de cet engagement collectif du territoire. Plusieurs équipements de référence ont été labellisés centre de préparation aux Jeux par le COJO. Les équipes d’escalade du Japon, de gymnastique du Brésil ainsi que toute la délégation paralympique brésilienne feront leur préparation aux Jeux à Troyes, où nous avons un véritable mini village olympique. Ce sont là les accords formalisés et signés, il y en aura encore d’autres dans les semaines à venir. L’Aube a accueilli avec fierté et bonheur le 22 mars dernier le test national du parcours de la flamme. Ce fût un évènement exceptionnel de ceux qui contribuent à la cohésion du territoire concerné.
Tout se passe comme nous l’avions espéré. Le Département de l’Aube s’est engagé avec conviction et ferveur dans la démarche Paris 2024, essentiellement pour trois raisons. Tout d’abord, cette grande fête mondiale du sport, de l’amitié, de la fraternité est une occasion unique de lisibilité et de promotion de nos territoires et de renforcement de leur notoriété. Ensuite, cette grande fête mondiale du sport doit nous permettre de redynamiser les liens de la cohésion sociale entre tous nos habitants. Dès la possibilité connue d’accueillir le parcours de la flamme, le Département de l’Aube s’est porté candidat. Outre l’objectif de sonotoriété pour le territoire déjà évoqué, les élus de ce Département avaient une motivation essentielle, celle d’offrir à tous les Aubois la possibilité, quelles que soient leurs conditions sociales, les problématiques de mobilité ou autre, de vivre et partager l’émotion de cet événement planétaire. La troisième raison, la plus importante, tient à la volonté et à la détermination de remettre les valeurs du sport, effort, respect, tolérance, solidarité, fraternité, au cœur de notre vie en société.
L’Aube a connu une crise économique avec le déclin de l’industrie textile. Cette crise semble derrière vous. Quels ont été les secrets de la résilience et quel est le visage économique de l’Aube aujourd’hui ?
Ce sont, bien sûr, les entreprises qui créent les emplois et construisent l’activité économique d’un territoire. Mais les collectivités locales peuvent, en ce domaine, jouer un rôle essentiel. L’exemple de l’Aube est en ce sens édifiant. Frappé durement par le déclin de l’industrie textile, ce territoire devait réagir. La mobilisation initiée alors dans les années 90 par le Département a fait émerger une stratégie collective fondée sur le développement de l’enseignement supérieur, avec un objectif prioritaire, celui de modifier durablement la typologie des activités et des emplois. Cela s’est traduit par la création de l’Université de technologie de Troyes à l’initiative du Conseil général, par le soutien au développement de l’école de management, de l’école de design et du groupe YSchools, du campus troyen de l’ESTP et de l’EPF. L’Aube et l’agglomération troyenne accueillaient en 1990, 2 000 étudiants post bac. Ils sont aujourd’hui plus de 12 000 et bientôt 15 000. L’effet escompté a permis une transformation durable de l’activité économique du territoire et en cela de l’attractivité du département.
C’est le Département, qui a porté en maîtrise d’ouvrage les locaux de l’UTT, de l’EPF et de l’ESTP, à l’époque où il disposait de marges d’initiative avec la clause de compétence générale. Mais la loi NOTRé est arrivée. Ce fut pour le Conseil départemental de l’Aube un véritable traumatisme, je dirais même un tsunami. Le Département avait fait du développement économique sa priorité avavec une implication constante : développement de l’enseignement supérieur, création de zones d’activités, construction de bâtiments à vocation économique, création de la Technopole de l’Aube pour l’accueil et l’accompagnement de start-up… Les freins imposés par cette loi NOTRé ont eu des conséquences très préjudiciables. Le rôle leader du Département assuré antérieurement n’a pu être repris par les intercommunalités nouvellement investies de cette compétence, faute de puissance financière et de moyens humains adaptés.
Le Département demeure un acteur essentiel et incontournable du développement économique. Il dispose toujours de foncier prêt (200 ha viabilisés et purgés de fouilles archéologiques) pour accueillir les activités nouvelles et qui devient un bien précieux. Il dispose également d’immobilier prêt pour capter les opportunités à saisir. Dans ce contexte, l’économie auboise est dynamique et l’union des forces du territoire est un indéniable atout dans la compétition nationale et internationale pour attirer les entreprises nouvelles.
On dit souvent que dans l’Aube on n’a pas la mer, pas la montagne, mais nous avons des atouts auxquels nos concitoyens sont de plus en plus sensibles
L’attractivité de l’Aube est un point sur lequel vous insistez régulièrement. En tant qu’ancien ingénieur, vous êtes naturellement porté aux réalisations concrètes. Quels sont les grands chantiers en cours ou à venir qui viendront encore renforcer l’attractivité de votre département ?
On dit souvent que dans l’Aube on n’a pas la mer, pas la montagne, mais nous avons des atouts auxquels nos concitoyens sont de plus en plus sensibles (authenticité, patrimoine, espaces naturels, et aussi le champagne, le parc d’attraction Nigloland ou encore les magasins d’usine…).
Le Département dans les décennies passées a construit une image ambitieuse et moderne pour relever les défis d’avenir. Ces dernières années, le Département a beaucoup investi pour les réalisations en tout domaine renforçant l’attractivité de son territoire, notamment dans la perspective de Paris 2024 avec la construction du complexe international multisport escalade – CIME -, de la Cité du vitrail, des bâtiments à l’architecture ambitieuse pour accueillir des formations nouvelles dans le domaine de l’enseignement supérieur. Il a surtout œuvré dans sa compétence solidarité territoriale pour accompagner, soutenir et souvent rendre possible les projets de tous les territoires dans leur diversité qui fait la richesse de l’Aube. Dans cette démarche, une attention toute particulière a été portée à la ruralité. Nous sommes, comme tous les Départements, à la fin d’un cycle. Nous devons ouvrir une séquence nouvelle dont la priorité sera d’accompagner efficacement les besoins et préoccupations de nos concitoyens.
Ce sera moins spectaculaire que des réalisations d’infrastructures ou de bâtiments, mais tout aussi essentiel. Notre mission première est de répondre aux grands défis de notre époque : réchauffement climatique, biodiversité, préservation et partage de la ressource en eau, transition énergétique, santé, usage numériques et de la donnée…
Notre mission première est de répondre aux grands défis de notre époque
L’allongement de notre durée de vie, dont on se réjouit tous, est aussi un défi auquel les Départements doivent répondre. En ce sens, je suis totalement impliqué et actif dans les missions de vice-président du conseil de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) que m’ont confiées mes collègues Présidents de Départements.
Le choix des usagers concernant leurs conditions de vie et celui pour beaucoup d’entre eux du maintien à domicile nécessitera des financements importants mais surtout des moyens humains avec des personnels nombreux et formés.
Enfin, de grands projets structurants sont actuellement sur les rails et feront l’objet d’une implication forte du Département de l’Aube : achèvement de l’électrification de la ligne 4 jusqu’à Troyes, reconversion de l’abbaye-prison de Clairvaux, mise en grand gabarit de la Seine et futur EPR à Nogent-sur-Seine. Je suis convaincu que l’attractivité de l’Aube se renforcera dans la capacité collective que nous aurons pour répondre à ces défis.
Le ministre des finances évoque une nouvelle coupe budgétaire qui devrait toucher toutes les collectivités territoriales. Êtes-vous inquiet pour l’avenir des Département et plus largement de la décentralisation en France ?
D’un naturel optimiste et fort de 50 ans de vie dans l’action publique, je ne suis pas inquiet sur l’avenir de notre département mais je suis préoccupé et vigilant. Pour agir, il faut des moyens financiers. Nous allons, de toute évidence, subir le contrecoup de la nécessité d’œuvrer pour amortir le handicap des contraintes de la situation financière de notre pays et de sa dette abyssale, même si les Départements n’en sont pas à l’origine. Nous allons devoir, dans la période à venir, faire des choix responsables et courageux. Il faudra pour se faire de la cohésion, et j’espère que la politique politicienne, les susceptibilités d’égos et les stratégies du « coup d’après » passeront après l’intérêt général. Dans ce contexte je crois viscéralement que le département constitue l’ancrage essentiel pour relever ce défi.
Par ses élus, ses services, ses compétences, sa proximité, ses missions de solidarité, il est, à mes yeux, irremplaçable pour résister et pour progresser dans le contexte des années à venir. Mais pour ce faire nous devrons faire preuve d’unité. La force de nos départements, c’est leur diversité. Mais cela ne doit pas devenir un handicap. Dans la période de turbulences que nous allons affronter, il est indispensable que les départements parlent d’une seule voix. J’ai pleinement confiance en notre président de Départements de France, François Sauvadet pour fédérer, dans un cadre de compromis nécessaires, l’action de nos départements si précieuse et indispensable dans la vie quotidienne de nos concitoyens.