Episode 2 : Gordien
Le Nœud de cette chronique, de cet exercice de mémoire, part des écrits de Georges Pompidou dont l’actualité est frappante. Ils rendent toute écriture contemporaine vaine. C’est pourquoi j’ai fait le choix ici de l’utiliser comme un palimpseste transparent. Redécouvrons donc ce Nœud Gordien de 1974 qui ne nous a jamais quittés.
Lorsqu’on a la responsabilité de gouverner un peuple, on n’a pas le droit de le précipiter dans l’inconnu sous prétexte que c’est amusant de détruire et que ce qui viendrait ensuite pourrait être meilleur. L’Histoire est là qui nous dit que l’idéal n’a jamais pu être atteint et que sa recherche frénétique a précipité les nations qui s’y sont livrées dans les abîmes.
Or, je suis profondément convaincu que, pour un pays comme la France, nous sommes au contraire à la fin d’une période de « libération ».
Depuis vingt ans, toutes les contraintes traditionnelles – religieuse, familiale, sociale, sexuelle – se sont, non pas atténuées, mais effondrées.
Beaucoup d’hommes d’Église ne croient plus ou donnent à peine l’impression de croire encore à la Grâce, aux Mystères, à la Vie éternelle même et ne prêchent plus que le bonheur sur la terre, ne veulent trouver la foi que dans la connaissance claire et par la réflexion individuelle, substituant en fait à la religion, une sorte de morale sociale évangélique, en elle-même très respectable, mais qui est tout sauf une foi, et où la revendication remplace l’espérance.
La famille se relâche, par le divorce, par la liberté des époux et plus encore par la liberté des enfants, devenus maîtres à la maison, faisant prévaloir leurs goûts et leurs besoins, mieux, les faisant partager par les parents.
Quant à la liberté des rapports sexuels, à la transformation dans la vie de la femme et de la jeune fille, qu’ont amenés les moyens de contraception, il suffit d’évoquer le sujet pour que chacun en ressente l’évidence.
Faut-il redire combien la notion de patrie a perdu toute valeur pour beaucoup de jeunes et souligner l’illusion de ceux qui voudraient lui substituer purement et simplement la notion de l’Europe, notion qui n’a d’attrait pour cette jeunesse que dans la mesure où elle reste abstraite et n’implique aucune obligation ?
Or, en même temps que s’instaure ainsi dans les mœurs et les esprits une sorte d’anarchie, l’homme se trouve doté, du fait des découvertes scientifiques, d’une puissance d’action sur les éléments certes, mais aussi sur l’homme, toute nouvelle et démesurée. Le savant, l’ingénieur, le technocrate disposent de moyens colossaux.
Ces moyens, pour l’essentiel, se concentrent entre les mains d’un État et d’une administration qui encadrent les individus, les mettent en fiches perforées, les désigneront demain par un numéro, déterminant la progression du niveau de vie, les activités souhaitables et leur répartition géographique, prenant en charge l’éducation, l’instruction, la formation professionnelle, bientôt le devoir et le droit de procréation, déjà la durée du travail et des loisirs, l’âge de la retraite, les conditions de la vieillesse, le traitement des maladies.
Encore faut-il ajouter que les responsables des grands États sont en mesure de précipiter l’humanité dans le néant par la guerre atomique.
Ainsi, au moment même où l’individu se sent et se rend libre des contraintes traditionnelles, s’édifie une machine technico-scientifique monstrueuse qui peut réduire ce même individu en esclavage ou le détruire du jour au lendemain. Tout dépend de ceux qui tiendront les leviers de commande.
Qu’on ne se berce pas de l’illusion du contrôle. Une fois au volant de la voiture, rien ne peut empêcher le conducteur d’appuyer sur l’accélérateur et de diriger le véhicule où il le veut.
Seul le choix des dirigeants demeure à la disposition du peuple, ce choix, et les institutions, les lois qui y président. Choix des dirigeants.
Je veux dire que la République ne doit pas être la République des technocrates, ni même des savants (…)
A défaut […], il faut des institutions, des institutions qui assurent à toutes les étapes de la vie, à tous les échelons de la société, dans tous les cadres où s’insère la vie individuelle famille, profession, province, patrie le maximum de souplesse et de liberté.
Cela, afin de limiter les pouvoirs de l’État, de ne lui laisser que ce qui est sa responsabilité propre et qui est de nos jours déjà immense, de laisser aux citoyens la gestion de leurs propres affaires, de leur vie personnelle, l’organisation de leur bonheur tel qu’ils le conçoivent, afin d’échapper à ce funeste penchant qui, sous prétexte de solidarité, conduit tout droit au troupeau.
Cela, afin de permettre au peuple de choisir ses dirigeants en connaissance de cause, de percevoir à l’expérience et avant qu’il ne soit trop tard ceux qui pourraient être tentés par le pouvoir sans limites que donnent les moyens techniques.
Car cette évolution parallèle à laquelle nous avons assisté de l’anarchie dans les mœurs et de l’accroissement illimité du pouvoir étatique va bien au-delà des récriminations contre la dictature des bureaux ou alors faut-il l’entendre au sens de l’univers de Kafka.
Elle porte en elle-même un péril immense et dans lequel nous pouvons tomber de deux manières opposées. Soit en faisant prévaloir l’anarchie, qui détruirait rapidement les bases mêmes de tout progrès et déboucherai fatalement sur un totalitarisme de gauche ou de droite ; soit en allant directement vers la solution totalitaire.
Le péril n’est pas illusoire. Les théoriciens peuvent, dans l’abstraction, accumuler les raisonnements subtils et compliquer à l’envi les nœuds du problème humain.
Nous sommes arrivés à un point extrême où il faudra, n’en doutons pas, mettre fin aux spéculations et recréer un ordre social. Quelqu’un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si ce sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre.
Le fascisme n’est pas si improbable, il est même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste.
A nous de savoir si nous sommes prêts, pour l’éviter, à résister aux utopies et aux démons de la destruction. « Je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave », disait Chateaubriand. Je souhaite que demain les dirigeants et les citoyens de mon pays soient pénétrés de cette maxime. »
Le Nœud Gordien est le nœud inextricable qui attachait le joug au timon du char du roi de Phrygie, La domination du monde était promise à celui qui le dénouerait. Alexandre le trancha. Aujourd’hui, que signifie trancher le Nœud Gordien ?
C’est résoudre une difficulté qui parait insurmontable, c’est redonner à notre République ses valeurs et permettre à chacun de les vivre : Liberté et Egalité bien sûr, mais plus encore Fraternité. C’est redonner à chacun confiance, en lui, en son pays, en un avenir qui soit à la fois un risque et une chance. C’est relever un défi collectif pour proposer aux Français un nouveau Contrat social, pour faire émerger « le clair de l’obscur ».
Voilà d’où est parti cet appel à écrire une chronique, à dénouer un héritage, à proposer une trajectoire. Cinquante ans se sont écoulés et Georges semble toujours aussi présent.
A suivre…