Cette nouvelle rubrique s’inscrit dans le prolongement de la journé Territoires en Transition(s) organisée par Delbo Presse à l’été 2023 au Département du Rhône. Elle vise à partager les initiatives en matière de transitions écologiques, climatiques, énergétiques, numériques engagées sur les territoires.
Elle vise aussi à nous permettre de réfléchir à ce nouveau défi auquel sont pleinement confrontés nos dirigeants.
Après cette journée, quand nous avons proposé à Olivier de Brabois de faire évoluer notre rubrique consacrée à la conduite du changement vers la conduite des grandes transitions sur les territoires, nous avons tout de suite pensé à Nicolas Pernot pour être notre premier invité.
A chaque étape de son parcours en collectivités, Département de la Haute-Loire et des Pyrénées-Atlantiques, Le Havre puis Communauté d’Agglomération Havraise, Pau et Communauté d’Agglomération Pau Béarn Pyrénées, et aujourd’hui la Région Grand Est, ce diplômé d’HEC a en effet incarné l’innovation et l’efficacité d’une pensée singulière ancrée dans de véritables convictions décentralisatrices.
Son goût prononcé pour les nouvelles pratiques managériales et pour les solutions inédites dans les politiques publiques nous a donné naturellement envie de lui poser nos 7 questions pour mieux comprendre la conduite des grandes transitions.
A la lecture de son propos vous retrouver sa liberté de ton avec des mots chocs, sa force de propositions et d’analyse des dynamiques à l’œuvre. Et en nous répondant que « le plus difficile est de dépasser les contradictions induites par les transitions », il nous a apporté une des problématiques centrales de cette nouvelle rubrique.
Pour faire vivre ces pages, nous sommes à votre écoute si vous souhaitez répondre à nos 7 questions pour mieux comprendre la conduite des grandes transitions sur les territoires.
Bonne lecture !
Gilles Lagarde et Jean-Marie Martino
Nicolas Pernot,
Directeur général des services Région Grand Est
7 questions pour comprendre la conduite des grandes transitions
1. Quelle est votre vision des enjeux de transition ?
Nous entrons dans une période longue et périlleuse de transitions majeures. La dégradation de la biodiversité atteint déjà une phase critique : un million d’espèces sont menacées à court terme. La crise de la ressource en eau va inexorablement venir perturber nos vies.
Notre dépendance sans cesse croissante au numérique rend nos organisations vulnérables face aux prédateurs. La rapidité des changements sociétaux, économiques et environnementaux ainsi qu’une forme d’individualisme génèrent un niveau d’exigence inédit de la part des usagers. Nous nous trouvons même perturbés lorsqu’une faiblesse chronique – haut niveau de chômage structurel – se voit retournée en quelques mois pour poser le défi inverse : la pénurie de main d’œuvre.
Pour le Grand Est, pas plus qu’ailleurs sans doute, ces constats ne sont pas juste de grandes données nationales mais des réalités très concrètes : transition énergétique avec la reconversion de la centrale thermique Emile Huchet de Saint Avold, transition économique pour le massif des Vosges dont une récente étude commandée par la Région a révélé toute l’ampleur du changement climatique l’affectant, tensions sur les recrutements dans les zones frontalières et les territoires ruraux en déprise.
Partout les signaux du dérèglement sont présents. Il n’y a donc pas d’autre chemin qu’une transformation, une adaptation en profondeur de nos façons de se déplacer, de s’alimenter, de produire, de se soigner et de se divertir.
Le devoir des collectivités publiques est d’être aux avant-postes de ces changements et d’apporter la lucidité indispensable aux débats qu’ils suscitent. Pour y parvenir, pour apporter, aussi, les moyens considérables qu’ils vont demander, la puissance d’une grande région et ses leviers massifs d’investissement sont des atouts évidents ; se replier serait courir le risque de s’isoler et, in fine, de décrocher.
La Région offre le bon niveau – par sa dimension et sa temporalité d’action – pour proposer des voies de conciliation des contradictions fortes que suscitent ces transitions. Avec pragmatisme, dans l’écoute avec les autres niveaux de collectivités en prise avec leurs publics, et dans un partenariat exigeant et constructif avec l’État local, la Région peut proposer le remède à ces transitions : être ferme dans les objectifs, mais souple dans les moyens pour y parvenir.
2. Quelles sont les stratégies de transitions engagées par votre collectivité ?
Déjà anticipatrice avec un premier SRADDET ambitieux en matière de maîtrise foncière, la Région Grand Est revendique une action volontariste de stratégie de gestion des transitions. Son Business Act – véritable plan de relance local lancé suite aux premiers impacts du COVID – a connu un acte 2 en 2021.
L’ambition : faire évoluer l’intervention de la Région en faveur des entreprises vers une approche globale d’accompagnement (via des « parcours ») des entreprises face aux grandes transformations : industrielle, écologique et numérique. Au total, ce sont 165 actions déployées, encore en cours, pour un montant de près d’un milliard d’euros.
A l’image de cette démarche déjà partenariale, nous venons d’engager « Grand Est Région Verte », une vaste mobilisation, avec l’État, pour décliner très concrètement la planification écologique sur le territoire. Là encore, le pragmatisme prévaut : il ne s’agit pas de produire un document nouveau mais de coordonner nos actions, identifier les enjeux non traités et, pourquoi pas, parvenir à quelques expérimentations en Grand Est.
Les mobilités constituent naturellement un champ de transitions majeures pour réussir l’atténuation et l’adaptation au changement climatique et la Région agit sur tous les tableaux. Aide à la décarbonation des véhicules des entreprises et des particuliers, et bien sûr, développement de l’offre ferroviaire : à travers divers plans de cadencement, chocs d’offre etc., nous sommes passés de 1530 trains par jour en semaine en 2016 à 1891 en 2023.
Avec les transports, les lycées constituent l’autre poste important pour lequel la Région peut agir très directement face aux transitions. C’est ainsi qu’elle a formalisé ses stratégies « Lycées vert » et « Lycées 4.0 ».
Avec le premier, ce sont 277 millions d’investissements sur 4 ans, visant notamment le remplacement des éclairages et le développement du photovoltaïque. Avec le second, la Région a décidé de doter tous les lycéens en PC portables : près de 450 000 ont été distribués depuis 2017.
Enfin, les stratégies de transitions doivent inclure la méthode pour agir et la Région a fait de la « territorialisation » de son organisation et de son action un leitmotiv. Ainsi, 12 Maisons de Région accueillent du public sur tout le territoire, et veillent à nourrir du terrain les politiques régionales et à assurer ensuite leur mise en œuvre.
3. Quel est le projet en particulier que vous avez choisi de nous présenter ?
En pointe sur les enjeux de transition écologique et énergétique, avant-gardiste sur la maîtrise foncière, la Région pourrait développer prochainement une Agence régionale des transitions écologiques. Si la forme (la notion d’ « agence » est une appellation non définitive) de la réponse reste encore à préciser : l’objectif est simple.
A l’heure où les ressources se raréfient et le besoin de préservation de l’environnement se renforce, la « compensation » va devenir l’un des maître-mots. Compensation foncière, compensation carbone, etc. : l’idée de cette l’agence est de proposer des mécanismes de compensation aux projets portés par la Région, mais aussi d’agir en intermédiaire « massifiant » pour les projets d’autres acteurs, dont les intercommunalités.
La Région est à la bonne échelle, spatiotemporelle, pour constituer un « tiers de confiance », offrir un espace suffisamment vaste, tout en étant suffisamment proche et en prise pour veiller au respect des engagements, dans la durée.
Elle illustre l’idée que l’énergie vient des territoires, que la réponse aux maux du temps vient de l’agilité des acteurs de terrain et qu’à tout prendre la subsidiarité sera toujours plus efficace que l’uniformité et le centralisme.
4. Quel est votre rôle en tant que DGS dans ce projet ?
Le DGS intervient à diverses étapes : formaliser les convictions portées par les élus, mettre en lumière les modes d’actions susceptibles d’évoluer, porter le projet dans les discussions avec l’État et les autres acteurs. Il y a, aussi, une préoccupation essentielle : faire travailler ensemble les compétences remarquables et différentes qui composent les services de la Région, dont nombre d’entre elles sont concernées par cet enjeu des compensations – développement économique, aménagement du territoire, biodiversité, agriculture et climat – mais qu’il faut amener à lutter contre les tendances naturelles à concevoir les projets par le prisme de « leurs » élus, « leurs » principes d’action.
Enfin, et selon une lecture assez classique du rôle de DGS, ce dernier est le garant de l’indispensable mariage entre l’exigence de l’immédiat et la perspective du temps long, entre l’inévitable processus administratif et l’indispensable préoccupation de « l’usager final ».
5.Quels enseignements en tirez-vous en matière de conduite des projets de transition ?
Le premier enjeu a été de faire migrer cette question des transitions de la périphérie au centre, comme le disait Edgar MORIN. Longtemps, les questions environnementales ou énergétiques étaient affaires de sensibilisation, d’échantillonnage et d’image, comme l’Agenda 21.
Pas inutile, mais insuffisant ! Aujourd’hui, ces questions sont au cœur de l’action des collectivités. Pour nous, ceci s’est traduit par la création d’un « pôle Transitions » dans l’organigramme, regroupant toutes les directions impliquées sur les questions environnementales, énergétiques et de biodiversité avec une Directrice générale adjointe chargée de mettre en mouvement la collectivité tout entière.
Le second enseignement est lié à la nécessité, s’agissant des transitions, de faire cohabiter des enjeux de long terme avec des impacts de court terme. Comment, dès lors, traduire ce croisement des temporalités, introduire les impératifs de la transition ? En créant des outils collectifs qui permettent d’orienter les actions quotidiennes sur le temps long.
C’est le sens du budget vert, que nous avons mis en place et qui permet aux élus comme à l’administration d’évaluer l’impact des actions menées et de corriger, budget après budget, les orientations pour s’aligner sur un objectif de long terme.
Enfin, le plus difficile est de dépasser les contradictions induites par les transitions : les bénéfices sont (seront !) collectifs, mais les contraintes sont, elles, bien individuelles.
C’est la difficulté rencontrée par toutes nos directions qui ont du mal à changer des habitudes bien ancrées – les leurs, mais aussi celles des interlocuteurs – sans bien percevoir ce qui va pouvoir être valorisé.
C’est pourquoi il est essentiel de valoriser l’engagement de la collectivité, d’en revenir aux fondamentaux du service au public au service de l’intérêt général, de partager collectivement les réussites de chacun, d’augmenter la culture générale autour de ces enjeux. Tel a été le sens de la réunion de tous nos managers – 400 cadres – à l’été 2022, autour de nos réussites et de nos projets de transition ; l’ambiance était incroyable !
6. Pensez-vous que l’on conduit des projets de transition comme des projets plus classique de modernisation ou de changement ?
On retrouve beaucoup de points communs dans toutes les démarches de projet : objectif commun, participation active des acteurs, réactivité tout au long du process, communication valorisante le cas échéant.
Mais les exigences des transitions, qui imposent des contraintes de changement rapide sans toujours pouvoir bien identifier les bénéfices, nécessitent d’apporter des « plus » à ces démarches.
Plus de valeur, pour créer une dynamique qui surmontera les obstacles et les résistances.
Plus de transversalité, pour coller à l’effet des transitions qui génèrent des impacts systémiques allant bien au-delà des services directement engagés.
Plus d’expertise, car les transformations posent des questions inédites, impliquant des domaines scientifiques ou techniques éloignés des compétences habituelles de la collectivité.
7. Quel impact cette démarche a sur vos collaborateurs au sein de votre collectivité ?
La question des transitions saisit les collaborateurs jusque dans leur vie personnelle : nous encourageons à utiliser le vélo, à renoncer à la voiture individuelle au profit du train dont nous assurons la gestion ; l’intrusion du numérique va au-delà d’une modernisation de la bureautique en transformant l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale. Des questions nouvelles se font jour, auxquelles on doit s’intéresser, et répondre.
Sur un plan plus professionnel, le travail collectif est très directement lié aux sujets de transition : agir en solo, s’appuyer sur ses seuls savoir-faire n’est plus possible. Nous cherchons à encourager cette approche partagée des problèmes et des solutions par des méthodes nouvelles.
Ainsi, pour l’établissement des grands schémas régionaux que la loi nous demande de formaliser, nous avons mis en œuvre une démarche de convergence entre toutes les directions et les services impliqués dans leur rédaction. Et ça marche ! Enfin, les transitions, c’est un véritable « relais de sens » (comme on parle de relais de croissance en économie) pour le service public.
Il était parfois devenu difficile de motiver autour de la notion d’intérêt général qui a perdu de son contenu. Agir au sein du service public, c’est aujourd’hui agir principalement pour faire face aux défis des transitions, notamment climatiques. C’est généralement vécu comme très stimulant et, je le crois, très attractif pour les jeunes professionnels en quête de sens, que nous devons attirer.
Conseil de lecture
Quelle est la lecture que vous souhaitez recommander en matière de transition ?
Je vous orienterais vers les livres de Yann ARTHUS BERTRAND ou, parce que le Grand Est l’a vu naître et continue de l’inspirer : les ouvrages de Vincent MUNIER, par exemple Au fil des songes. Je crois que le thème des transitions est partout dans nos vies, en particulier en raison de la transition écologique. On organise des colloques, on mène des études, on finance des dispositifs : cela fonctionne plutôt bien en termes de prise de conscience sur l’énergie et le numérique par exemple.
Mais j’ai le sentiment que le sujet de la biodiversité n’a pas encore touché le grand public. Je suis convaincu que pour emporter l’adhésion, il faut donner à voir les enjeux. Pour nombre des (péri)urbains particulièrement, aujourd’hui, la richesse de la biodiversité et la réalité de son effondrement sont des mots. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont plus aucun contact avec le milieu naturel. Comment, dès lors, défendre ce qu’on ne connaît pas. Il faut chercher à retrouver des occasions de s’émerveiller du spectacle de la nature. A cette condition, on acceptera de défendre sa préservation.