La Chambre du contentieux de la Cour des Comptes, 7ème chambre nouvellement créée avec effet du 1er janvier 2023, laquelle se substitue, en ce qui concerne le jugement des ordonnateurs à la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), vient de rendre ses premiers arrêts (Arrêt S-2023-0604 du 11 mai 2023, Société ALPEXPO; Arrêt S-2023-0667 du 31 mai 2023, Commune d’Ajaccio).
Ces deux arrêts, extrêmement bien motivés, rendus dans des affaires de natures très différentes, appellent une remarque : la motivation retenue par les juges de la rue Cambon, pour faire application du principe pénal de la rétroactivité « in mitius ». La loi nouvelle en matière de responsabilité financière des gestionnaires publics étant, en effet, plus douce que l’ancienne.
Ces décisions juridictionnelles, quoique ne portant pas sur la question de la responsabilité des comptables publics, nous semblent constituer l’occasion de faire la lumière sur cette responsabilité dont le régime se voit totalement modifié depuis le 1er janvier dernier, ce qui pourrait constituer une menace pour les finances des collectivités territoriales.
Jusqu’au 1er janvier 2023, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2022-408 du 23 mars 2022, créant un régime juridictionnel unifié de responsabilité des gestionnaires publics, comptables comme ordonnateurs, les comptables publics étaient personnellement et pécuniairement responsables du recouvrement des recettes, du paiement des dépenses, de la garde et de la conservation des fonds et valeurs appartenant à l’Etat, aux collectivités et aux établissements publics nationaux ou locaux.
Ce principe était posé par l’article 60-I de la loi du 23 février 1963 de finances pour 1963.
Dans une réponse au sénateur PS Roland Huguet, qui appelait son attention sur l’extrême rigueur de ce principe pour les comptables publics « de plus en plus souvent sanctionnés, atteints dans leur patrimoine personnel aussi bien que dans leur dignité, par des arrêts de débet dont l’origine se trouve la plupart du temps dans de simples fautes de service », le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie justifiait l’existence de ce rigoureux principe dans les termes suivants :
« S’agissant des incidences pécuniaires du principe de responsabilité, il importe de rappeler que ce dernier trouve son équilibre dans l’existence de mécanismes régulateurs instaurés par le législateur. C’est ainsi que les comptables publics dont la responsabilité a été engagée ont la faculté, en cas de force majeure, de solliciter auprès du ministre des finances la décharge de cette responsabilité. Ils peuvent également présenter une demande en remise gracieuse du débet mis à leur charge, Lorsque ces mesures concernent un comptable de l’Etat, responsable de la tenue de la comptabilité d’une collectivité territoriale ou d’un établissement public local, les sommes allouées en décharge ou en remise gracieuse sont, conformément à l’article 10, 2e alinéa, du décret nº 64-1022 du 29 septembre 1964, supportées par le budget de l’Etat si le débet n’affecte pas le service d’un régisseur ou ne provient pas de pièces irrégulièrement établies ou visées par l’ordonnateur. Ces mécanismes régulateurs sont mis en œuvre de façon à maintenir l’effectivité du principe de responsabilité tout en prenant en considération, avec la plus grande attention, la situation personnelle des comptables et les circonstances dans lesquelles le débet est apparu. Enfin, il y a lieu de souligner que les comptables publics, dans l’exercice de leurs fonctions, bénéficient de l’assistance juridique des services des trésoreries générales qui elles-mêmes peuvent solliciter avis et instructions auprès de la direction de la comptabilité publique. » Question de M. Roland HUGUET Roland (Pas-de-Calais – SOC) publiée le 06/08/1998.
Autre temps, autre analyse :
L’Etat a estimé 25 ans après cette analyse, suivant une proposition de la Cour des Comptes et de son Premier président, Pierre Moscovici, qu’il n’y a pas lieu de traiter différemment les ordonnateurs et les comptables.
Le nouveau régime juridictionnel de responsabilité vise, selon ses promoteurs, à sanctionner de manière plus efficace les gestionnaires publics. Il s’applique aux fonctionnaires et agents publics civils et militaires, aux membres des cabinets ainsi qu’aux représentants, administrateurs et agents des organismes soumis au contrôle des juridictions financières. Les ministres et élus locaux sont exclus de ce régime, sauf gestion de fait.
Sont désormais poursuivies les infractions aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens de l’État, des collectivités, établissements et organismes soumis au contrôle des juridictions financières, constitutives « d’une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif ». Peuvent également faire l’objet de poursuites « l’octroi d’un avantage injustifié à autrui, à soi-même ou à toute personne morale, par intérêt personnel direct ou indirect, la gestion de fait, l’inexécution d’une décision de justice conduisant au prononcé d’une astreinte ainsi que tout agissement ayant pour effet de « faire échec à une procédure de mandatement d’office ». La Cour des comptes pourra aussi sanctionner les négligences des titulaires d’emplois de direction.
Si ont été abrogés sur le fondement de l’ordonnance du 23 mars 2022 l’ensemble des différents régimes de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables, le principe fondamental de séparation des ordonnateurs et des comptables est maintenu. Olivier Dussopt, alors ministre délégué aux Comptes publics, a fait observer que le respect de cette séparation entre ordonnateur et comptable public « s’illustre par le maintien de l’infraction de la “gestion de fait”, c’est-à-dire de l’infraction consistant pour une personne à manier des fonds publics sans avoir la qualité de comptable public, et le maintien d’un mécanisme de “réquisition du comptable” qui permet à chacun de jouer son rôle et de prendre in fine ses responsabilités ».
L’ordonnance du 23 mars 2022 introduit une possibilité de signalement par le comptable à l’ordonnateur de toute opération susceptible de constituer une faute grave entraînant un préjudice financier significatif relevant de la juridiction financière.
La procédure de réquisition du comptable par un ordonnateur, prévue par le décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique (dit décret GBCP), voit sa portée réaffirmée en étant inscrite dans la loi.
Enfin, le dispositif relatif à la gestion de fait est maintenu par l’ordonnance du 23 mars 2022.
« Les situations de gestion de fait, dès lors qu’une personne non habilitée vient agir dans le champ propre du comptable, constituent une infraction du nouveau régime [de responsabilité financière des gestionnaires publics] qui sera sanctionnée en tant que telle ».
Cette réforme, dont nous ne contestons pas l’opportunité, n’est, cependant, pas sans risque pour les finances des collectivités territoriales :
Le comptable public n’étant désormais plus responsable pécuniairement de ses erreurs dans le paiement des dépenses ou dans l’encaissement des recettes, les collectivités vont se trouver démunies de moyen légal automatique de récupération des sommes que lui coûteront ces erreurs.
Leur seule possibilité d’obtenir réparation de leur préjudice sera d’attaquer l’Etat du fait des conséquences financières pour elles de la faute commise par leur comptable …car il est plus que douteux que l’Etat accepte spontanément de s’acquitter du montant des pertes subies par la collectivité.
Bernard de Froment