Pour poursuivre notre exploration des pratiques de conduite du changement au cœur de nos collectivités, nous avions envie d’interroger un DGS de Département à la fois récent dans le métier et dans son poste. Notre objectif est de mettre en avant les premières initiatives, celles qui marquent l’identité managériale du DGS.
Nous remercions Rémi Bensoussan, le Directeur général des services du Département du Lot, d’avoir relevé le défi 20 mois après sa première prise de fonction en tant que DGS. Trentenaire, diplômé de Sciences Po Paris et administrateur territorial promotion Salvador Allende, Rémi Bensoussan a choisi de nous parler d’une expérience récente qui concrétise sa vision du management, ses valeurs et sa capacité à oser le partage des réflexions stratégiques avec le plus grand nombre.
L’intérêt de ce retour d’expérience se situe aussi dans la place qu’il donne à la prospective territoriale dans sa dynamique de changement. Nous vous laissons découvrir cette expérience aux résultats déjà perceptibles dans les services du Département du Lot.
Bonne lecture à toutes et tous !
Gilles Lagarde et Jean-Marie Martino
Pouvez-vous nous parler d’une expérience de management ou de conduite du changement qui vous a marquée?
Je souhaite vous présenter une expérience récente menée au sein du Département du Lot : la participation de l’ensemble des agents à des journées de cohésion au cours de l’année 2022. Il s’agit de l’organisation, par les encadrants, d’une journée de rassemblement de chaque service ou direction autour de deux temps : de la convivialité autour d’activités laissées à leur libre appréciation et d’un temps de réflexion autour des mutations du travail à l’horizon 2050. C’est une démarche simple, facile à mettre en œuvre, mais qui m’est apparue porteuse d’une vision renouvelée de la place des agents dans nos administrations territoriales.
Mais permettez-moi de vous en présenter la genèse. Ayant fraîchement pris mes fonctions à la fin de l’été 2021, je suis contraint, quelques semaines plus tard, d’annuler la cérémonie des vœux au personnel du fait d’une nouvelle vague de l’épidémie de COVID. Plutôt que de virtualiser cette rencontre, nous prévoyons de la remplacer par des temps de rencontre sur le territoire avec les agents. Le Président du Département, Serge Rigal, me faisant part de son souhait d’y participer, nous couplons le courrier d’annulation des vœux au personnel d’une invitation un peu cryptique à des rendez-vous au printemps marquées au sceau de la convivialité. Il s’agit de porter à connaissance le projet de mandat nouvellement adopté à l’unanimité par les conseillères et conseillers départementaux, de me présenter mais aussi d’évoquer les axes d’un futur projet d’administration.
Lors de la préparation de ces six rencontres territorialisées, les encadrants nous font part de la très forte attente des agents non seulement d’entendre les annonces du Président après 24 mois de restrictions sanitaires mais aussi celle de se retrouver entre collègues et d’assurer l’intégration des nombreux nouveaux arrivants de la période. Germe ainsi l’idée de prolonger cet état d’esprit au-delà de ces rencontres territoriales en proposant des journées de cohésion à l’échelle de chaque équipe.
Quels étaient les objectifs recherchés à travers l’organisation de ces journées de cohésion ?
L’objet le plus évident de l’organisation de journées de cohésion est celui de retrouver les réflexes de la vie en collectif. La demande formulée aux encadrants de la collectivité est de s’assurer qu’il soit proposé à chaque agent de participer à une activité ludique avec ses collègues. Cette démarche a été placée sous l’autorité intellectuelle d’Aimé Jacquet : « Ce n’est pas le fait de porter le même maillot qui fait une équipe, c’est de transpirer ensemble ».
Concrètement, un budget maximal de 25€ par participant est identifié pour financer une activité en commun. Au regard de la diversité de ces journées, je ne peux que saluer la créativité des encadrants et des équipes. Ainsi, un service a préparé un repas en commun dans les cuisines d’un collège, d’autres agents ont organisé une course d’orientation dans un espace naturel sensible, une équipe a organisé un mini-tournoi sportif et un concours de desserts. Bref, du ludique, de l’enthousiasme, mais surtout un cas pratique de conduite de projet au sein de ces collectifs professionnels et une bonne part de délégation et d’auto-organisation.
A travers cette méthodologie, c’est aussi un discours managérial qui est porté. Celui d’encourager un encadrement qui prend la responsabilité d’organiser la convivialité au sein de son équipe tout en lui laissant des marges de manœuvre importantes. De l’organisation d’une demi-journée pour une cellule de 10 agents à la création d’une journée complète d’activité pour une direction de 250 agents, les différents niveaux d’encadrement se sont aussi questionnés sur le besoin de leur équipe et sur les objectifs secondaires qu’ils ont souhaité assigner à ces temps de cohésion.
Si le choix du lieu est laissé à la libre décision de chaque encadrant, je les ai incité à s’appuyer sur la visite d’espaces ou de lieux d’intervention du Département : espaces naturels sensibles, musées, archives départementales, bibliothèques, chantiers routiers, fouilles d’archéologie préventive, ponts et ouvrages d’art, collèges… Considérant que les agents sont des usagers privilégiés du service public départemental, l’organisation de ces journées a soutenu un objectif de transversalité et de valorisation de nos missions.
Vous vous en doutez, cette démarche ne se résume pas à offrir une journée collective ludique. Derrière ce premier objectif était explicite celui d’engager l’ensemble de la collectivité dans une méthode de transformation. Annoncés en même temps qu’un projet d’administration départementale, dénommé le Cap de l’Administration, les journées de cohésion ont été le support de l’association des agents à une réflexion collective sur le sens au travail et le sens du travail.
Au sortir de deux années de crise COVID, il est apparu indispensable d’anticiper et de prendre en compte les effets de cet évènement holistique sur notre rapport au travail. Pour ouvrir les pistes de réflexion, j’ai eu l’opportunité de répondre au souhait d’une directrice historique de la collectivité, Sylvie Bernard, qui a voulu, après quatre décennies d’une carrière exemplaire au sein du Département du Lot, consacrer à un travail de fond les derniers mois avant une retraite active. S’appuyant tant sur des lectures spécialisées, des expériences de collectivités et d’entreprises, son expertise personnelle mais aussi de très nombreux entretiens avec des agents et des élus, elle a élaboré un rapport interrogeant quatre grands équilibres :
- répondre à la demande de télétravail tout en maintenant les lieux de collaboration et le sens du collectif ;
- prendre en compte des attentes personnelles (y compris celles relevant de la reconnaissance d’une identité plus fluide) tout en garantissant la cohésion d’équipe ;
- s’adapter aux impératifs de sobriété écologique tout en préservant notre capacité à répondre aux demandes sociales de nos concitoyennes et concitoyens ;
- répondre à une double exigence de « sens au travail » à la fois par l’appui au souhait d’agents de s’investir dans les causes qui leur tiennent à cœur tout en rappelant le sens du service public départemental.
Bref, il s’agit de déterminer une ligne de crête entre aspirations individuelles et sens du collectif. Peut-être abusivement dénommé l’invention du travail de demain, ce chantier n’a de sens que s’il « engage » l’ensemble des agents de la collectivité. Si la direction se doit de définir un cap, les réponses aux questions posées par cette grande transformation ne pourront émerger qu’en recherchant l’engagement de tous les agents (et salariés).
Les journées de cohésion ont donc eu pour objet de lancer une démarche réflexive aboutissant à une position de l’administration départementale. Pour libérer la parole, il a été demandé aux encadrants d’organiser cette réflexion sous la forme d’ateliers Tout en conservant des marges de liberté sur la méthode, nous leur avons demandé de s’appuyer sur trois scenarii dystopiques à horizon 2050 permettant aux agents de se positionner sur leurs attentes vis-à-vis des grands enjeux que j’évoquais :
- « La technologie nous sauvera » : le Département est devenu full digital en 2050. Cybernétique, puces biométriques, réalité virtuelle, robots autonomes et télétravail obligatoire ;
- « La sobriété nous sauvera » : la réponse a été apportée au changement climatique. Le Lot est exemplaire, l’on tend vers la consommation zéro, la décroissance est devenue l’horizon.
- « Le service public protecteur des identités » : le territoire est divisé pour permettre à quatre groupes identitaires de vivre en communautés étanches. L’organisation interne de la collectivité s’adapte à ce contexte et l’encourage.
A travers la présentation de ces dystopies, les agents sont amenés à révéler leurs préférences et mettre en débat, en se décentrant, leur rapport au travail.
Quels sont les résultats obtenus par ces journées ?
Les résultats immédiats sont sans appels : 90 % des agents (et salariés) ont participé à ces journées de cohésion, 96 % des participants souhaitent que cette démarche soit renouvelée… En matière de conduite de changement, l’objectif de cohésion des équipes et d’intégration des nouveaux agents est patent, d’autant plus dans un fort contexte de renouvellement des effectifs.
Toutefois, l’enjeu principal était bien celui d’engager les parties prenantes dans la démarche du projet d’administration. Certes nous avons un stock de données à analyser (propositions, classement des valeurs, slogans, logos…) mais l’essentiel est que l’ensemble de l’encadrement est devenu acteur de cette réflexion et que chaque agent a pu partager sa vision. Face à ces transformations sociétales, je suis convaincu que ces questions seront au centre des relations individuelles et collectives, autant offrir un cadre bienveillant pour qu’elles soient anticipées.
Quels enseignements en tirez-vous ?
C’est une démarche modeste. Elle m’a toutefois permis de préciser mes attentes et ma vision des valeurs managériales au sein de la collectivité et de les faire connaître.
Tout d’abord, l’importance de créer des moments partagés au sein de nos collectifs de travail. Au sein d’une organisation exigeante envers ses agents pour la bonne marche du service public, consacrer une demi-journée ou une journée à des expériences collectives n’est pas du temps perdu, c’est un investissement qui limite les tensions futures, favorise les échanges bienveillants et renforce le sentiment d’appartenance au sein d’une grande administration.
Ensuite, la nécessité de faire confiance aux capacités d’auto-organisation de nos équipes. Certes, il existe un cadre commun mais la réussite de ces journées a entièrement reposé sur la confiance faite aux encadrants et aux agents à mener le projet d’organisation de ces journées et d’animation des temps de réflexion.
Enfin, cette expérience m’a conforté dans ma conviction qu’il nous faut prendre conscience qu’un agent du service public ne sera disponible qu’à 90 % de son temps de travail pour les fonctions sur lesquelles on le recrute. Pour être attractifs, pour fidéliser et pour répondre aux aspirations de nos collègues, il nous faut accepter qu’un agent complète son engagement professionnel par la participation à des projets transversaux, à des réflexions dans l’intérêt de la collectivité qui font appel à d’autres convictions et à d’autres ressorts que la compétence professionnelle. C’est d’ailleurs le sens que je souhaite donner au Cap de l’Administration avec une forte association des agents.
Cette expérience a-t-elle permis de renforcer l’attractivité de la collectivité ?
Elle a eu un impact indirect sur l’attractivité de la collectivité en fournissant de la matière au déploiement d’une marque employeur. Je crois surtout qu’elle participe à la fidélisation des agents du Département du Lot tant par la forme de ces journées de cohésion que par les réponses innovantes et les propositions issues de ces réflexions.
Cette première expérience appelle à être renouvelée, elle le sera dès cette année pour un travail autour de la fonction RH partagée. J’espère que ces journées de cohésion deviendront un temps incontournable du calendrier de notre collectivité.
Conseil de lecture :
Je souhaite vous parler de ma lecture en cours
« Erotique de l’administration » par Ghislain Deslandes. Je vous préviens, le titre est vendeur, mais a l’intérieur aucune image aguichante, plutôt 200 citations bibliographiques philosophiques, sociologiques et économiques. Sous-titré « réflexions philosophiques sur la fin du management », cet essai est un ouvrage de philosophe qui remet en cause une approche quantitative, technique, du management, et encourage à laisser sur le bord du chemin l’illusion que la calculabilité permet de donner du sens à nos collectifs (entreprises comme administrations). A rebours d’une vision managériale fondée sur l’accumulation de données objectives et de leur analyse, cette lecture encourage à s’interroger sur une certaine forme de finesse, de délicatesse dans les rapports humains pour retrouver l’affectio societatis, c’est-à-dire l’expérience collectivement partagée qui fait que l’on s’engage pour une cause commune. En somme, cette lecture est stimulante car plus que des organisateurs de ressources, les managers sont invités à concilier cap commun et espaces de sociabilité. Bref, c’est un plaidoyer pour le management par l’engagement.