Le débat autour de l’application du principe, ô combien républicain, de laïcité ne cesse d’encombrer les prétoires depuis la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.
En rejetant par une décision du 7 avril 2023, le pourvoi en cassation formé par la commune des Sables d’Olonne contre l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes en date du 16 septembre 2022 confirmant l’obligation de retirer la statue de l’archange Saint-Michel de la place publique du même nom, le Conseil d’Etat a continué à alimenter ce débat plus que centenaire.
Si la décision de la plus haute juridiction administrative n’apporte aucune information intéressante en elle-même, il n’en va pas de même de l’arrêt d’appel qui explique de manière extrêmement détaillée et subtile les raisons pour lesquelles une statue du « Saint Archange terrassant le dragon » n’avait pu légalement être érigée sur le domaine public de la cité vendéenne.
A cet égard, il n’est pas inutile de reproduire la partie de l’arrêt consacrée au bien-fondé du jugement de première instance rendu par le TA de Nantes ;
« Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
Après avoir rappelé les textes applicables (Constitution et loi de 1905) , les juges d’appel ont, remontant à Abraham, motivé ainsi leur arrêt :
7. Aux termes du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : » La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances « . Le principe de laïcité, qui figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit, impose notamment que la République assure la liberté de conscience et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et garantisse le libre exercice des cultes. Il en résulte également la neutralité de l’Etat et des autres personnes publiques à l’égard des cultes, la République n’en reconnaissant ni n’en salariant aucun. La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat traduit ces exigences constitutionnelles.
8. Pour la mise en œuvre de ces principes, l’article 28 loi du 9 décembre 1905 précise que : » Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions « . Ces dispositions définissent ainsi, sous réserve des exceptions expressément prévues au même article, une interdiction ayant pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes. Elles s’opposent à toute installation, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse.
9. En premier lieu, Saint-Michel, chef de la milice céleste des anges du Bien selon la religion abrahamique, est souvent représenté au moment de la fin des temps, l’Apocalypse et la fondation du Royaume de Dieu, en chevalier terrassant le diable, il est désigné comme saint par l’Eglise orthodoxe et par l’Eglise catholique et, depuis avril 2017, il est également le saint patron de la Cité du Vatican en raison de la consécration du pape François et selon le vœu du pape émérite Benoît XVI. Une statue représentant l’archange Saint-Michel fait ainsi partie de l’iconographie chrétienne et, de ce fait, présente un caractère religieux. La commune des Sables d’Olonne soutient néanmoins que la représentation de l’archange Saint-Michel est susceptible de revêtir une pluralité de significations et que, en l’espèce, la statue installée sur la place en cause, appartenant à son domaine public, présente un caractère culturel, historique, traditionnel, artistique et festif dès lors qu’elle est dénuée de tout signe expressément religieux tel. qu’une croix, un poisson ou des crosses épiscopales et alors que Saint-Michel est un emblème du quartier du même nom ainsi que le saint patron des parachutistes.
10. Toutefois, d’une part, il ressort des pièces du dossier que cette statue était le symbole d’une école confessionnelle, l’école Saint-Michel devenue l’école Saint-Elme aujourd’hui détruite et transférée, et a d’ailleurs été conservée au collège privé d’enseignement catholique Notre-Dame de Bourgenay avant que la commune ne la fasse installer sur une place publique. La commune ne peut utilement se prévaloir du caractère d’œuvre d’art de ce monument, d’une hauteur de près de deux mètres, en arguant du fait, ressortant d’une des photographies produites, que la statue est marquée par l’inscription » Union artistique de Vaucouleurs (Meuse) « , alors que cette mention indique qu’elle est issue de la fonderie de Vaucouleurs relevant de » L’institut catholique de Vaucouleurs « , fermé en 1967, qui était une ancienne manufacture d’art religieux, particulièrement chrétien catholique, créé par le sculpteur Martin Pierson pour produire essentiellement des statues religieuses en pierre, en plâtre, en terre cuite et en fonte. De même, la circonstance que Saint-Michel soit qualifié de » saint patron » des parachutistes est également un aspect de la dimension religieuse de la statue et le fait que l’utilisation du terme de saint patron ne soit pas propre à la religion catholique mais se trouve également chez les orthodoxes et les protestants, comme l’indique la commune dans sa requête, n’enlève pas à la statue son caractère religieux mais au contraire y participe.
11. D’autre part, il ressort également des pièces du dossier que la commune appelante n’est pas fondée à soutenir que les conditions d’installation de la statue sur la place publique constituant la parcelle AL n° 1258, lors de la cérémonie s’étant déroulée le 6 octobre 2018 en présence notamment du maire, auraient été dénuées de » préférence religieuse » ou que la bénédiction intervenue serait » une tradition locale dénuée de toute connotation religieuse « , alors que la bénédiction de la statue par un prêtre catholique a le sens spirituel d’une invocation de Dieu par un représentant du clergé. La circonstance que cette bénédiction ait été demandée par l’association des parachutistes et non par la commune ne change rien à cette signification. Un article du 10 octobre 2018 du » Journal des Sables « , produit par la requérante elle-même, mentionne ainsi qu’après l’allocution du maire » … la bénédiction du Père A…… a permis de rappeler qui était l’Archange, saint patron du catholicisme (…) « .
12. Enfin, l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 interdit tout » signe ou emblème religieux (…) en quelque emplacement public que ce soit… » et ne vise donc pas seulement les signes de reconnaissance de la religion chrétienne. Il en résulte que la circonstance que la statue de Saint-Michel puisse symboliser d’autres religions que le catholicisme ne la rend aucunement conforme à la loi mais au contraire ne fait que confirmer la méconnaissance de l’article 28 précité.
13. La commune des Sables d’Olonne n’est donc pas fondée à soutenir que la statue de l’archange Saint-Michel n’exprime pas en l’espèce la reconnaissance d’un culte ou la marque d’une préférence religieuse.
14. En second lieu, comme l’affirme la commune des Sables d’Olonne, il ressort des pièces du dossier que la place sur laquelle est implantée la statue de Saint-Michel est utilisée comme parvis de l’église Saint-Michel devant laquelle elle se trouve, alors même qu’elle constitue par ailleurs une dépendance du domaine public communal empruntée par de nombreux piétons n’ayant pas pour objet une pratique religieuse. Il n’en résulte pas pour autant que cette place puisse être qualifiée de » dépendance de l’édifice du culte « , ainsi que le soutient la requérante. Même si les fidèles sortant de l’église à l’occasion des cérémonies qui s’y déroulent convergent vers la place utilisée comme parvis, celle-ci ne saurait être regardée comme constituant par elle-même un édifice servant au culte au sens de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905. Il est par ailleurs constant que cette parcelle ne constitue ni un terrain de sépulture, ni un monument funéraire, ni un lieu d’exposition. Il n’apparaît donc pas qu’en lui-même cet emplacement public relèverait de l’une des exceptions limitativement énumérées par l’article 28 précité de la loi du 9 décembre 1905 au principe général d’interdiction d’élever ou d’apposer un signe ou un emblème religieux sur quelque emplacement public que ce soit.
15. Par ailleurs, à supposer même que l’emplacement dont il s’agit puisse être qualifié de dépendance de l’église Saint-Michel, une telle circonstance demeure toutefois sans incidence sur la légalité de la présence de la statue sur cet emplacement, la notion d' » édifice servant au culte « , au sens et pour l’application de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 relatif à l’interdiction d’élever ou d’apposer un signe ou emblème religieux, étant distincte de celle de dépendance d’un édifice du culte laissé à la disposition des fidèles et des ministres du culte au sens et pour l’application des articles 12 et 13 de la loi. Le moyen tiré de ce que l’emplacement public en litige serait constitutif d’une dépendance de l’église est par suite inopérant, la légalité de l’installation de la statue de Saint-Michel devant être appréciée uniquement au regard des dispositions précitées de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.
16. Il résulte de tout ce qui précède que la commune des Sables d’Olonne n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a annulé la décision du 17 décembre 2018 par laquelle le maire des Sables d’Olonne a refusé que la statue de l’archange Saint-Michel soit retirée du domaine public communal et a enjoint à la commune des Sables d’Olonne de retirer du domaine public communal la statue de Saint-Michel située sur la parcelle cadastrée AL n°1258. »
Comme on le voit, la CAA de Nantes s’est efforcée, avec luxe de détails, de démontrer que l’édification d’une statue de l’archange Saint-Michel sur une place publique ne saurait être regardée comme ayant un caractère « culturel, historique, traditionnel, artistique et festif », quand bien même « le chef de la milice céleste du Bien », selon la tradition abrahamique, serait le « saint patron des parachutistes », et puisse symboliser d’autres religions que le catholicisme. Les juges d’appel, comme le TA de Nantes avant eux, ont, en effet, considéré que l’implantation de cette statue, bénie par un prêtre catholique, même dépourvue de tout signe expressément religieux, tel une croix, aurait une signification « cultuelle », ce qui manifesterait une préférence contraire à la loi en faveur d’une religion.
Cette appréciation, fortement contestée par les tenants de la tradition vendéenne, tel Philippe de Villiers, est conforme à la jurisprudence traditionnelle du Conseil d’Etat.
On en veut pour preuve les propos tenus par Jean-Marc Sauvé, alors Vice-président du Conseil d’Etat, lorsqu’il s’était exprimé en 2018 devant l’Observatoire de la laïcité.
A propos de la célèbre affaire de l’édification de la statue surmontée d’une croix du pape Jean-Paul II sur une place publique de Ploërmel (Morbihan), le chef de la Haute-Juridiction administrative a rappelé le raisonnement suivi par le Conseil d’Etat dans sa décision du 25 octobre 2017.
« Le Conseil d’État », écrivait-il, « après avoir d’abord rappelé, comme dans les affaires relatives à l’installation des crèches de la nativité, que la loi de 1905 interdit seulement, mais de manière très claire,
« d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public », a « ensuite constaté que l’installation contestée découlait de deux décisions distinctes : d’une part, celle de l’artiste de léguer sa statue à la commune qui ne pouvait plus être contestée ; d’autre part, celle du maire de la faire surmonter d’une arche et d’une croix. Or, la croix ne peut pas ne pas être regardée comme un signe religieux. Par conséquent, le Conseil d’État a jugé que la croix devait être retirée, mais que l’arche, qui n’est pas un emblème religieux, pouvait demeurer en place. En revanche, il n’est pas douteux qu’eu égard à sa dimension historique, internationale et même politique, la statue du pape avec les ornements de sa fonction et, notamment, une crosse surmontée d’une croix n’aurait pas posé de problème, si cette question avait dû être tranchée par le Conseil d’État, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire en cause. »
Comme l’écrivait mon confère Pierrick Gardien dans un remarquable commentaire critique publié dans
« Village de la Justice », le 31 octobre 2017 (Jean-Paul II et le Conseil d’Etat) :
« C’est une nouvelle fois la lisibilité de la justice administrative qui est atteinte. Récemment, le 6 octobre 2017, la juridiction administrative décidait le même jour qu’une crèche de Noël était légale en Vendée, mais illégale en Rhône-Alpes. Le 25 octobre 2017, voilà que le Conseil d’État ne voit aucune incohérence à découper une même œuvre d’art en deux parties : une croix qui doit disparaître parce que chrétienne, et une statue représentant Jean-Paul II de 7,5 m de haut qui peut rester.
C’est s’engager sur une pente dangereuse et ce n’est surtout pas le rôle du juge que de choisir, au sein d’une œuvre, ce qui relève de l’art et du religieux. À notre sens, l’appréciation doit être globale : soit l’œuvre, dans son entier, méconnaît les règles de la loi de 1905 et elle n’a pas à figurer sur le domaine public (Jean-Paul II et sa croix doivent partir), soit elle les respecte et elle n’a pas à être inquiétée (Jean-Paul II et sa croix peuvent rester). En se perdant en contorsions juridiques, la justice administrative ne gagne pas en clarté. »
Pour ma part, et sans doute parce que je sais que Jean-Marc Sauvé a passé deux années au noviciat des jésuites avant d’entrer à l’ENA et d’en sortir major, je dirais que la jurisprudence du Conseil d’Etat est marquée par un certain jésuitisme.
Plus grave, cependant, alors que la France entière est jalonnée par les témoignages de son passé chrétien, des petites églises souvent remarquables des villages les plus reculés, aux calvaires érigés à la croisée des chemins, notre pays a peur désormais de tout symbole qui de près ou de loin, pourrait heurter la bien-pensance des partisans farouches de la laïcité.