Notre invité du mois est Marc Pons de Vincent, actuel Directeur général des services de la Métropole Européenne de Lille. Son parcours de DGS de grandes collectivités (Région Corse, Département de la Loire, Communauté d’Agglomération et Ville de Nîmes, Communauté Urbaine et Ville de Reims) et au service de l’État (en cabinet ministériel et comme DG de l’EPA Plaine du Var) nous ont conduits à inviter, il y a déjà plusieurs mois, cette figure de la territoriale.
Toutefois un point de désaccord réside entre nous, la place de la conduite du changement dans le métier de Directeur général et le rôle des stratégies organisationnelles pour garantir une pérennité, une adaptation à notre époque du service public. Aux changements, aux transformations, Marc Pons de Vincent préfère en effet parler de stabilité de l’organisation, de l’enracinement de l’engagement et des permanences qui animent le service public.
Après débat nous avons décidé de bousculer une nouvelle fois nos habitudes pour cette rubrique et de lui proposer un entretien plus personnel en espérant que cela nous fasse réfléchir sur nos propres convictions.
Nous tenons à le remercier d’avoir accepté l’exercice et espérons tout votre intérêt pour la lecture.
Jean-Marie Martino et Gilles Lagarde
Pour engager cet entretien, quel regard portez-vous sur votre parcours professionnel?
En me remémorant, comme vous m’y invitez, mon parcours professionnel, ses « séquences » plus ou moins longues, leurs contextes divers, je m’aperçois naturellement, non seulement qu’il est toujours difficile d’extraire un élément indépendamment de son tout, mais surtout qu’il pourrait être tentant d’en dégager ou tenter de le faire, une constante inhérente à la fonction ou mission de direction générale telle que j’ai pu l’exercer et l’exerce encore.
Je l’expose sans prétention comme une conjecture livrée à la réfutation et en tous les cas à la discussion, tant nos origines, nos cultures, nos expériences et approches sont variées au point de me faire dire souvent que ce que nous faisons, est tout sauf un métier ; et cela même si beaucoup de choses nous rassemblent, au-delà disent certains de nos solitudes professionnelles.
Laisser du temps au temps, voir ce qui nous fixe, nous réfère, bref ce qui donne sens à notre rôle dans l’action publique, tel est le propos ici inscrit dans le système multi-scalaire qui est le nôtre.
Si ma pratique a probablement évolué, ne serait-ce que pour m’adapter à des environnements et enjeux spécifiques, ma conception s’est au fil des années affermie, preuve qu’elle m’était déjà familière très tôt, par atavisme peut-être, formation et apprentissage certainement auprès de celles et ceux qui ont jalonné ma trajectoire.
Elle me permet à présent de partager une conviction, la mienne, celle qui confère au ou à la directeur(trice) général(e) des services une vocation profonde par-delà toute autre assignation, celle de garant de la stabilité de l’organisation, de ses valeurs et de sa vocation.
Cette motivation dans la garantie de stabilité de l’organisation peut paraître étonnante dans notre époque, comment s’est-elle construite chez vous ?
Sûrement parce qu’au cœur de notre mission il y a un engagement, un engagement qui surdétermine le tout, celui du sens du service public. Ce peut être banal de le rappeler, a fortiori dans une publication qui s’adresse pour partie aussi à des pairs, mais finalement le centre de la « question » est là. Celle du oui qui l’engage : à quoi dit-on oui ?
Le service public justement, il est dans sa conception « moderne » d’émergence somme toute récente. Il nous invite à garder avec acuité la vigilance qui sied à celles et ceux qui sont au chevet des plus sensibles. Il ne s’agit pas de l’envisager tels des spartiates ou pire des gardiens du temple, mais en étant, en conscience, convaincus que démocratie et bien commun ont et auront toujours partie liée.
Si la démocratie ne requiert pas une égalité parfaite, elle nécessite impérativement que pour vivre ensemble les citoyens qui sont autant d’individus appartenant à des milieux distincts, occupant des positions sociales inégalement réparties, acceptent leurs différences, débattent et délibèrent pour produire du contrat donc du compromis à l’origine du bien communément admis, du bien commun, et ce au sein d’espaces qui parmi les plus consistants comptent les gouvernances territoriales.
Les assauts de puissances autrement menaçantes sont pourtant son lot quotidien :
- Celle d’abord du ressentiment et des idéologies qui y puisent leurs racines, ressassant leur mythique et illusoire âge d’or et surtout leur rancœur, pour projeter et faire prospérer leur vision liberticide voire ségrégationniste. En ces temps de confusion ou plutôt de régression, la lecture rétrospective, « à froid », de ce que nous avons vécu durant la pandémie l’éclaire de manière cruelle pour qui reste attaché à une culture humaniste et universaliste ;
- Celle ensuite de la marchandisation et de l’expansion continue du consumérisme. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que son fondement réside en une idée simple qui revisite les croyances de l’école classique : la valeur d’un bien n’est en aucun cas liée à sa substance intrinsèque quand bien même il s’agirait de l’utilité sociale, ou à son débouché en termes de demande, mais c’est sa simple mise sur le marché qui lui donne sa valeur, ouvrant là à des perspectives insondables.
Penser la place du serviteur de la puissance publique, de l’action publique et de sa gouvernance, nous met ainsi en situation de vigie, car nous pouvons être un jour en situation de choisir notre camp. L’histoire est et reste tragique et les ruses de la raison n’ont décidément rien à envier à celles de l’Histoire ou du Marché.
Dans le fonds, cette relation directe entre engagement et service public est-elle une permanence de votre pensée ?
À une autre échelle, le service public, pour y revenir, repose comme chacun sait sur des principes fondateurs qui confèrent une légitimité morale à ses praticiens : continuité du service public, égalité dans et devant le service public et mutabilité ou adaptabilité du service public.
Mais ces dites-lois sont et seront toujours soumises à une précarité indissociable du modèle démocratique qui est le nôtre puisque leur champ et leur définition ne résultent que du débat. Leur inscription dans les « tables » du droit reste d’ailleurs aléatoire et chacun sait que l’intérêt général se conçoit sous l’empire d’un « évolutionnisme » non linéaire. Sans raccourci brutal ou provocation excessive, périphérie et ruralité en savent quelque chose.
Sans qu’elle lui soit réductible, la décentralisation en traduit l’effectivité au plus près de l’appropriation citoyenne. Elle n’échappe néanmoins pas non plus à ces volatilités.
Ce « tremblement de terre » institutionnel a ainsi vécu et vit des temps erratiques, au rythme de soubresauts réguliers et au gré d’une production normative ininterrompue, c’est un euphémisme. Ce mouvement « désordonné » à de rares exceptions près, est-il excessif de l’affirmer, atteste de ce que la décentralisation reste une « anomalie » dans notre tradition. L’incapacité à penser la pluralité dans son unité et inversement, est un poison qui infuse parfois jusque dans les tenants les plus convaincus et loyaux des libertés locales.
Personne cela étant ne peut en récuser l’impact matériel et surtout immatériel, au demeurant injustement reconnu. La survie de notre contrat social lui doit beaucoup : quarante années de décentralisation dont il ne s’agit pas ici de faire le catalogue des acquis dans le service au public, la production de compromis sociaux, la mise à niveau des infrastructures, les évolutions sociales ou les transitions sociétales. Elle témoigne de ce que sont depuis l’origine l’investissement, l’abnégation et l’exemplarité j’ose le mot, des serviteurs du quotidien, les élus locaux et les agents publics.
Mais si notre « histoire », celle des institutions locales ces quatre dernières décennies, se définit comme le récit d’une « métamorphose », admettons alors que l’on ait bien du mal à la qualifier, à la fixer, tant ses multiples manifestations sont pour le moins protéiformes.
À l’évidence, ce n’est pas contestable, elles interpellent directement notre univers professionnel et de fait notre posture, notre praxis. Dès lors, on perçoit aisément le caractère critique du numéro d’équilibriste auquel on voudrait réduire le ou la directeur(trice) générale des services dans l’organisation mutante.
Est-ce une raison suffisante pour les envisager sous cette seule égide : le prolongement d’une appétence ou d’une inclinaison à la transformation incessante, le « bras armé » d’une cinétique un rien désincarnée. Bien au contraire.
Le changement « permanent » du contexte normatif que vous présentez apparaît finalement comme LE défi à relever ; ce qui semble expliquer votre ambition d’être garant des stabilités. Est-ce exact ?
Il est vrai que ce continuum semble exiger de nous la gestion de contradictions insurmontables et toujours en devenir : concilier contraintes budgétaires et qualité du service aux usagers, allier recherches d’économies et conditions de travail, organiser transversalité et réactivité, redonner dimension humaine au rapport à l’autre et à un management « performatif », investir les réseaux, les flux de toute sorte qui acquièrent une portée prégnante et sont de plus en plus « hors de portée ».
De surcroît, la crise sanitaire a exacerbé un sentiment obsédant. Il n’y a désormais d’autre horizon que le diktat du présent, un présent qui n’en finit pas de vivre tous les jours la même journée, c’est non seulement compliqué mais épuisant. L’autre diktat du moment est celui de l’urgence dont l’incidence est identique car si tout est urgent rien ne l’est, l’angoisse existentielle est proche. Ils nous soumettent ainsi aux affres d’un temps compressé où les faits du matin ont perdu tout intérêt le soir même et dont on ne sait plus alors que penser.
Dans la sphère qui est la nôtre, nous savons pourtant combien le temps long est une donnée déterminante. Le désir sous-jacent d’assise et de stabilité l’est tout autant. L’un et l’autre sont des forces qui se nourrissent de la dimension culturelle et humaine de nos organisations, imprégnée de symboles et de représentations.
Aujourd’hui plus que jamais, je le crois, notre vocation s’inscrit donc dans cette optique. Elle nécessite d’investir les plis ou replis, les courbures ou inflexions, de celles qui puisent dans les racines, charpentent le visible et articulent notre fonctionnement tant sur le plan systémique que surtout humain.
Veiller à lui donner sa pleine mesure au quotidien, c’est aspirer à une pratique qui intègre la réalité de leur fragilité intrinsèque, saisisse plus précisément les signaux faibles ou surmonte les obstacles inhérents à cet unique objectif : s’opposer à l’altération de notre compréhension en profondeur du pourquoi.
Effort exigeant s’il en est sur soi d’abord, mais aussi en collectif et dans le rapport à l’autre. Le leadership s’efface au profit de l’immanence de la mission. La responsabilité et la confiance sont omniprésentes. Les notions de valeur et de référentiel prennent le pas sur celles de règle et de processus, la régulation sur la décision.
La recherche de l’équilibre, contribuant à la constance et la continuité de ce qui est fondateur et légitime, parce que partagé et reconnu comme tel au sein de l’espace, du plateau qui est le nôtre, donne le ton. Si l’on se définit bien toujours par ce que l’on fait, et pas parce que l’on est, la conduite du changement n’en reste pas moins qu’une résultante, un succédané qui ne doit jamais absorber notre atmosphère.
Celle-ci exige davantage de notre part ou en l’espèce de ma part, de promouvoir les conditions premières de la stabilité de l’organisation et de ses membres. Dit autrement, celle de la préservation de son harmonie interne, condition première à la résilience de notre destinée. Elle ne se conçoit pas sans ce sempiternel « compagnon de route », l’incertitude, certes. C’est peut-être là « pourquoi » elle me fascine, mais ce serait alors un autre sujet.
Finalement ne faites-vous pas l’éloge de l’homéostasie des systèmes comme ligne conductrice du dirigeant public ?
Faire l’éloge de l’homéostasie dans l’essence de notre mission, n’a rien de commun avec la passivité ou l’immobilisme. C’est accepter l’idée d’incarner cette mise à distance des contraintes, incitations et sollicitations. Travailler à la maîtrise des temporalités, à la construction des réseaux, collaborations et coopérations concourant à la sérénité, au bien être de celles et ceux qui agissent, pour mieux les digérer; et contribuer ainsi à répondre à la question du « pourquoi » du service public et de l’action publique, dont somme toute la réponse n’est pas d’évidence, d’évidence « éternelle ».
Car comme l’écrivait Tchekhov : « Oui. On nous oubliera. C’est la vie, rien à faire. Ce qui aujourd’hui nous paraît important, grave, lourd de conséquences, eh bien, il viendra un moment où cela sera oublié, où cela n’aura plus d’importance. Et, c’est curieux, nous ne pouvons savoir aujourd’hui ce qui sera un jour considéré comme grand et important, ou médiocre et ridicule… Il se peut aussi que cette vie d’aujourd’hui dont nous prenons notre parti, soit un jour considérée comme étrange, inconfortable, sans intelligence, insuffisamment pure et, qui sait, même, coupable. »
Et pour conclure cet entretien, quel est votre conseil de lecture ?
La lecture de « La blessure et le rebond, dans la boite noire de l’État face à la crise » d’Aurélien Rousseau, m’a touchée. Dois-je l’avouer, je n’étais pas de prime abord convaincu que ce livre échappe à une certaine forme de litanie. Je me suis trompé. Le propos est clair, charpenté et surtout honnête, presque au sens « Classique », encore et toujours une affaire d’équilibre donc, confrontée là à l’urgence vitale, pour en exemplifier les forces, les doutes et les choix.
Son propos rend pleinement justice de ce que l’engagement public veut dire et en quoi il est indissociable de l’idéal démocratique. C’est déjà beaucoup.