Pierre Henri Hamburger est directeur général de la société OPTA-S, cabinet d’étude en performance opérationnelle dans le secteur public. Qualiticien de formation, c’est un expert en excellence opérationnelle et transformation managériale, il a également la charge de l’EMI (École du Management par l’Innovation) du Val d’Oise.
L’agilité et la robustesse sont-elles deux notions antagonistes ? Peut-on développer des entreprises agiles capables de s’adapter lorsque les dispositifs de maîtrise sont très développés et amènent une certaine rigidité ?
Les 1er et 2 août 1798, la flotte de Nelson rentre en baie d’Aboukir, à la poursuite de Napoléon Bonaparte qui venait de débarquer son armée en Égypte. Se sachant poursuivie, la flotte française organisa une « ligne de défense » qu’elle pensait inexpugnable en attachant ses navires par la proue et à la poupe afin d’interdire le passage à la baie. Cette stratégie fut rapidement défaite par la flotte de Nelson qui fit mettre à genoux les français : la ligne de défense n’était pas correctement formée, les espaces étaient finalement plus importants que prévus, laissant les rapides frégates anglaises contourner la ligne Française. Cette tactique fut un désastre et la marine française, qui comportait quelques joyaux, perdit l’un de ses plus beaux navires, l’Orient, qui explosa au milieu de la baie, transpercé de boulets rouges distribués de tous côtés par les navires anglais. Défaite de l’apparente solidité sur l’agilité.
Dans nos entreprises, certains parallèles moins belliqueux peuvent être dressés. Depuis plusieurs années, nous travaillons à la fois sur des dispositifs de maîtrise des activités et le développement d’une culture d’innovation et d’agilité.
Les démarches de contrôle interne, contrôle de gestion ou encore qualité ont ainsi contribué à analyser les « petites » boîtes qui composent les processus des organisations. Les risques ont été recensés, évalués et traités de manière de plus en plus fine. On parle de « robustesse » d’un dispositif quand on évoque sa traçabilité, son applicabilité ou encore sa pérennité. Pour être « solide », aucun sacrifice n’est assez grand, on déploie force cartographise, fiches de procédure, référentiels de contrôle et autres guides, chartes et manifestes…
En parallèle, notre environnement volatile et incertain nous amène à une nécessaire transformation des organisations et des cultures, la collectivité d’aujourd’hui se doit aussi d’être « liquide » et pas uniquement « solide ». Les phases de gel et de dégel dans les organisations permettent de s’adapter aux évolutions, contraintes et de saisir de nouvelles opportunités. On dit ainsi des organisations qui ont cette capacité qu’elles sont résilientes et agiles.
Cependant, à force de construire des petites boites solides, connectées les unes aux autres comme les navires de la flotte Française, ne risque-t-on pas de « congeler » les organisations en réduisant leur agilité ?
Des visions parfois antagonistes s’affrontent dans nos organisations. D’un côté les « préventeurs », ceux pour qui il faut une assurance de la qualité forte : écrire ce que l’on fait, faire ce que l’on a écrit, le prouver. De l’autre les « promoteurs », qui considèrent qu’il nous faut surtout écrire de nouvelles pages et que l’essentiel est d’avancer…
Entre les deux, l’essentiel des cadres et directeurs qui essaient de relier ces deux visions qui peuvent être paradoxales : être une collectivité robuste ET agile.
Comment avancer alors ?
D’abord en considérant le périmètre des choses. Prenez 3 cercles concentriques, celui à l’extérieur représente les savoirs-faire généraux dans un métier, il est inutile de les formaliser et le bon sens suffit en général à les adapter. Celui proche du centre, le plus petit, représente le volet « artistique » qui existe dans chaque métier, intuition ou talent, qui rend le geste de chacun unique. Impossible à codifier également. Reste le cercle central, celui du spécifique, des règles métiers qui peuvent être réalisées avec variabilité de méthodes et de résultats. C’est là le territoire de la robustesse et de l’agilité. Cherchez à formaliser le cercle central ou le cercle extérieur et vous perdrez en agilité.
Ensuite, en considérant le champ de nos actions. Le management contraint (le plein) éloigne le management créatif (le vide). Le sociologue Randy Hodson a démontré dans ses travaux que le management contraint occupe dans les organisations un espace parfois démesuré, ce qui amenuise d’autant les marges de manœuvre et le champ de la subsidiarité pour les cadres et directeurs.
Une nouvelle forme de « management par le vide » est à inventer, laissant des espaces de liberté contrôlés dans un cadre maîtrisé. Il doit interroger les champs de délégations et de l’autonomie des acteurs en questionnant plutôt le sens, le but et l’objectif plutôt que la méthode, la procédure et la preuve.