Edito : Notre invité du mois, Xavier Patier, est un personnage atypique, éclectique, observateur avisé de la vie publique et écrivain de très grand talent. Sa carrière a été marquée, jusqu’à son récent départ à la retraite, par de multiples expériences : grand serviteur de l’État, magistrat de la Cour des Comptes, il fut conseiller en cabinets ministériels (dont ceux de Simone Veil puis de Jacques Chirac à l’Élysée), en ambassade, directeur d’une agence régionale d’hospitalisation, commissaire à l’aménagement du Domaine national de Chambord, directeur de l’information légale et administrative (DILA) au Secrétariat Général du Gouvernement. Mais il a également exercé dans le secteur privé (vice-président du groupe pharmaceutique Pierre Fabre, président des éditions Privat et du Rocher) et en collectivités territoriales puisqu’il fut directeur général des services de la Ville de Toulouse et de Toulouse Métropole de 2014 à 2017 puis du conseil départemental de Loir-et-Cher de 2017 à 2022. Xavier Patier est également l’auteur d’une œuvre remarquée qui comprend des romans, couronnés entre autres par le prix Chardonne et le prix Nimier, ainsi que des essais, dont le très inspiré Demain la France, Tombeau de Mauriac, Michelet, de Gaulle paru en 2020 aux Éditions du Cerf.
En quelques notations très personnelles, Xavier Patier nous livre ici le fruit de sa riche expérience.
Gilles Lagarde et Jean-Marie Martino
Quelle est l’expérience de management ou de conduite de changement qui vous a le plus marqué dans votre carrière ?
S’il s’agit de parler de l’expérience qui m’a le plus marqué, ce sera évidemment l’expérience d’un échec. En général, nos succès nous paraissent aller de soi et nous passons vite à la suite. Mais quand nous échouons, cela fait mal et nous nous interrogeons : qu’est-ce qui a déraillé ? D’où est venu le problème ? À quel moment ai-je failli ?
Je me rappelle avoir dû retirer un projet de restructuration des hôpitaux de Millau et Saint-Affrique à la fin des années quatre-vingt-dix, de n’avoir pas réussi en 2007 la fusion-acquisition entre les éditions du Rocher et le groupe Privat, ou encore, des années plus tard, de n’avoir pas su imposer les 1607 heures de travail annuel lors de mon arrivée à la ville de Toulouse.
Au-delà du dépit qu’on peut nourrir dans ces circonstances contre des éléments extérieurs – des actionnaires ou des élus par exemple –, on en arrive inévitablement à s’apercevoir que le mal est venu de nos propres erreurs. Et là, l’expérience devient intéressante, car échouer est tellement désagréable qu’après un échec on a envie de comprendre pour ne pas revivre la même mésaventure. J’ai pour cette raison toujours aimé recruter des collaborateurs qui avaient eu un revers dans leur carrière. Ce sont en général des personnes qui ont eu une grande ambition, qui ont pris des risques, et parfois ont acquis de l’humilité. Ils ont une volonté plus forte de servir et un besoin plus ardent de prouver quelque chose.
Mais je suppose que vous préférez que je vous parle d’une expérience de conduite du changement réussie. J’ai de nombreux souvenirs heureux : les arbitrages obtenus en 2003 pour doter Chambord d’un nécessaire statut d’établissement public industriel et commercial, après trois ans de bataille administrative en pleine cohabitation et face à l’hostilité active du Centre des monuments nationaux ; la gestion de la crise Covid 19 au conseil départemental de Loir-et-Cher en 2020 et 2021, qui a vu naître un bel élan collectif ; ou encore, dans les années 2008-2011, la fusion des Journaux Officiels et de la Documentation Française et la création de la Direction de l’information légale et administrative (DILA). S’il fallait choisir, je dirai que la création de la DILA reste mon match de référence.
Quels étaient les objectifs recherchés ?
En 2008, l’État était en pleine révision générale des politiques publiques, la fameuse « RGPP ». J’ai été recruté avec une feuille de route apparemment simple: créer une « entité commune » entre la direction des Journaux Officiels et la direction de la Documentation Française, afin de réaliser des baisses de coûts (et « un meilleur service » bien sûr). Pour autant, l’objectif laissait la place à des interprétations. Pour certains de mes interlocuteurs, il s’agissait de supprimer la fonction d’éditeur et de libraire de la Documentation Française, dont on soulignait qu’elle n’était ni légitime, ni rentable. Pour d’autres, il fallait avant tout déclencher et gagner (sans bruit) une guerre contre le syndicat du livre CGT régnant sur les Journaux Officiels en imposant la dématérialisation des supports. Pour d’autres encore, il fallait mettre en place une Agence des publications de l’État. Dans tous les cas, on attendait une réduction très significative des effectifs, qui devaient passer de près de 2000 salariés de statuts très disparates, répartis entre trois entités juridiques publiques et privées, à moins de 1200. Ajoutons que le Premier ministre ne voulait pas de grève. J’ai donc finalement proposé moi-même un objectif, une méthode et un calendrier qui ont été acceptés. Le Secrétaire Général du Gouvernement m’avait laissé les mains libres, n’insistant que sur les délais : il voulait aller vite pour éviter de laisser prospérer l’incertitude chez les personnels.
Quel a été le résultat à la fin du processus ?
Le projet a été lancé fin 2008 ; début janvier 2010, un peu plus d’un an après, le décret créant la DILA était publié. Il y avait eu entre temps quelques psychodrames et quelques nuits blanches, mais un seul jour de grève, le 8 décembre 2009 si je me souviens bien, à l’initiative de la CFDT de Documentation Française (il faut dire que les intellectuels de cette maison d’édition, agrégés ou docteurs de l’université, étaient moins payés que les ouvriers de la société d’impression des Journaux officiels avec qui on voulait les fusionner. Vous imaginez…).
En tout cas, à partir de 2010, une fois la fusion aboutit, les objectifs de chiffre d’affaires et de résultats de la nouvelle entité ont été dépassés. Le nouveau budget annexe affichait en 2011 un résultat net de 30 M€ reversés au budget général de l’État : Bercy commençait à nous respecter. Nous avions en même temps fortement augmenté nos investissements, notamment dans les nouveaux outils liés à la dématérialisation de supports, mais aussi dans la modernisation de l’imprimerie. De nouveaux services étaient offerts, comme les applications mobiles, une tarification réinventée pour les annonces de marchés publics, ou encore une politique éditoriale de la Documentation Française refondée, avec une collection de livres de poche, des revues périodiques modernisées et une politique événementielle innovante. Plus qu’une fusion, nous avions réussi un changement de modèle économique. L’État disposait d’un groupe multimédia capable d’autofinancer de nouveaux services en ligne.
Quel a été votre rôle et votre responsabilité ?
J’avais été nommé directeur des Journaux Officiels par un conseil des ministres d’octobre 2008 et j’ai insisté pour cumuler le plus vite possible cette fonction avec la direction, au moins par intérim, de la Documentation Française, ce qui m’a été accordé quatre mois plus tard. Ce point a été déterminant, car avec deux directeurs chargés ensemble de préparer une fusion, chacun se fait un devoir de défendre son propre périmètre, et l’on arrive à rien. À partir d’avril 2009 au contraire, les affaires ont fonctionné au pas de course. J’ai commencé, symboliquement, par réunir les deux directions de la communication des deux maisons qui avaient eu trop tendance à cultiver leurs différences. J’ai rencontré beaucoup de monde : le préfet Pierre-René Lemas, mon prédécesseur aux JO, Olivier Cazenaves mon prédécesseur à la DF, et aussi Jean Louis Crémieux-Brilhac, père fondateur de la Documentation Française et Compagnon de la Libération, homme suprêmement intelligent avec qui, en dépit de la différence d’âge, nous nous liâmes. J’ai surtout écouté les personnels et les syndicats, évidemment : CFDT à la Documentation Française, CGT aux journaux Officiels. J’ai eu des relations suivies avec les instances nationales de la CGT et avec le rapporteur de notre budget à l’Assemblée Nationale, Jean-Pierre Brard, qui leur était proche et pouvait passer des messages.
Quand les choses ont été mûres, au printemps 2009, j’ai réuni tous les cadres dans un tiers lieu, en forêt de Rambouillet, avec un mot d’ordre : interdiction de parler des structures, on parle uniquement des métiers et du projet. Les deux cultures, la culture régalienne des JO et la culture intellectuelle de la Documentation Française, se sont parlées et elles ont accepté de converger sur leur point commun, le désir d’excellence. Ce fut un moment décisif. Penser projet avant de se précipiter sur l’organigramme était la méthode.
Quels enseignements en tirez-vous?
La conduite du changement est un art tout d’exécution. Il faut connaître l’historique des personnes et de leur structure. Il faut apprendre à les aimer. Il faut savoir où l’on va et pourquoi on y va. Il faut pouvoir dire à chacun des agents : ces menaces que vous voyez, et qui sont effectivement des menaces, nous pouvons en faire des opportunités de développement si nous nous y prenons bien. Et il faut être capable de le prouver. A un certain moment, la confiance s’installe. Vous êtes suivi. Vous pouvez dire aux agents : si nous tirons tous dans le même sens, rien ne peut nous faire peur. Il faut aussi accepter le coût budgétaire et humain qu’accompagne tout plan de réduction d’effectifs. On ne s’en sort que par du cas par cas, ce qui prend beaucoup de temps et laisse souvent insatisfait.
Pensez-vous que le résultat (attendu ou constaté) a permis de renforcer l’attractivité de la collectivité ?
Il s’agit d’une collectivité un peu particulière, puisque la DILA est un budget annexe de l’État (il n’en existe que deux, l’autre est le budget annexe de l’Aviation civile), tenu par une direction rattachée aux services du Premier ministre. À quoi peut-on mesurer l’attractivité d’une structure de ce genre ? À sa capacité de recruter : je pense qu’elle s’est accrue avec la création de la DILA. La DILA n’a pas de difficultés de recrutement, y compris sur des compétences très pointues. L’attractivité, c’est aussi le rayonnement. Avec Légifrance, service-public.fr, boamp.fr, info-financière.fr, la DILA développe les sites qui en nombre de visiteurs uniques sont, de loin, les premiers dans leur catégorie. La marque Documentation Française, des revues comme Les Cahiers Français ou Questions Internationales font référence. La DILA ne fait pas que diffuser la norme juridique : elle apporte une parole claire, fiable et documentée sur les politiques publiques dans un monde où le bavardage des pseudo-experts fait rage. Elle est indispensable à notre démocratie.
Conseil de lecture : quel(s) livre(s) fait(font) référence(s) pour vous dans le domaine du management ?
Je viens de terminer la lecture de deux livres : Le message de Lyautey, de Robert Garric, publié aux éditions Spes en 1937, et la Vita Stephani obazinensis, vie de Saint Étienne d’Aubazines traduite par Michel Auvin, publiée par la faculté de lettres de Clermont Ferrand en 1970. Lyautey et Saint Étienne, quoique très différents, sont deux grands chefs capables de diffuser de la confiance autour d’eux. Ils étaient tous deux fort exigeants pour eux même, levés tôt le matin, colériques, mais capables de prendre du recul et de se mettre en question. Ils ont osé déléguer beaucoup, sans jamais se désintéresser des détails de leur projet. Des bâtisseurs.