Chacun a pu observer le débat sur les retraites. Quels enseignements peut-on en tirer ?
Beaucoup ont déploré la nature ou la piètre qualité des débats . Le fait que l’article sur l’âge de départ à la retraite n’ait même pas été débattu constitue une déception certaine pour tous ceux qui s’interrogent sur la pertinence de cette réforme et se sentent perdus face à des textes trop complexes . Shakespeare aurait résumé : «beaucoup de bruit pour rien »! Pour ma part , cette épisode parlementaire, sur le plan de la communication, m’a passionnée car ce qui a pu apparaître comme un grand chahut est en fait régi par des règles d’une grande subtilité . Ce fut une véritable pièce de théâtre : des personnages , des répliques , des coups de théâtre , des digressions , des effets de manche … L’Assemblée est avant tout une scène où se joue une dramaturgie savante . Si l’on considère que la majorité , à l’aide de l’article 49.3 si nécessaire , fera certainement passer sa réforme , les débats ont une fonction symbolique autant qu’argumentative .
Que voulez-vous dire ?
Comme au théâtre, on a à l’Assemblée ce qu’on appelle une double énonciation. Au théâtre, un personnage parle à un autre personnage mais aussi aux spectateurs. Son discours a donc un double sens en fonction du récepteur du message. De la même manière, à l’assemblée, chaque député s’adresse au gouvernement et à ses pairs, c’est le premier niveau de sens du discours. Il s’adresse aussi et surtout je dirais au peuple/ spectateur des échanges. Ce deuxième niveau de sens est le plus important car comme au théâtre, ce destinataire est le véritable enjeu du débat. Absent dans l’enceinte de l’hémicycle, le peuple est partout présent en dehors et surtout sur tous les réseaux sociaux qui relaient ces discours. Ainsi on peut considérer que les orateurs s’expriment d’abord pour leurs électeurs trouvant un chemin subtil jusqu’à eux. Cette analyse peut donner un éclairage par exemple sur la violence des députés LFI et la dédramatise. Quand François Ruffin interpelle Gabriel Attal en lui lançant véhément et méprisant : « vous me faites pitié! » puis évoque une certaine Véronique, auxiliaire de vie amenée à travailler plus longtemps, c’est d’abord à cette même Véronique ( ou à ses doubles réels) qu’il s’adresse. L’invective est violente mais, le ministre impassible ne s’y trompe pas, elle vise prioritairement ses propres troupes. S’avançant dans cet arène comme le héraut de ses fidèles, il doit être à la hauteur de leurs attentes et de leurs espoirs.
Voulez-vous dire que la réforme n’est pas son objectif prioritaire ?
Pas du tout. Ce député comme la plupart ne peut être suspecté d’insincérité. Je veux dire que grâce à l’emphase de son expression, les répétitions rhétoriques, les soupirs pleins de contrition, les effets de style… il théâtralise sa parole et permet à la catharsis d’opérer. Aristote avait bien analysé ce phénomène. En assistant à une représentation, le spectateur s’identifie au personnage et se purge de ses propres passions. En écoutant Francois Ruffin, l’auxiliaire de vie Véronique se purge de sa colère.
N’est-ce pas cynique si le discours ne sert qu’à cela ?
Je ne veux pas dire que la LFI n’a aucune chance de faire capoter la réforme, je veux dire qu’elle a choisi l’obstruction et qu’elle joue un jeu d’abord destiné à flatter son électorat et en cela elle est très forte.
La LFI n’est pas la seule à surjouer les situations…
En effet, le ressort théâtral est partout . J’ai été frappé de voir ces corps transpirants tantôt exultants, tantôt exténués. Il y avait aussi dans l’hémicycle des visages très expressifs, à la manière des masques grecs. Olivier Dussops, aphone, épuisé, crispé mais debout, ou Jean-Philippe Tanguy fringant, persifleur, railleur mais à la voix chevrotante avaient parfois des allures de comédiens fatigués comme en fin de représentation.
L’engagement des élus est donc aussi physique que politique ?
Oui, absolument ! Comme le dit l’avocat pénaliste Bertrand Perrier « la parole est un sport de combat ! » et de stratégie ! D’un côté , il y a les réformes , les idées politiques , les visions du monde qui s’opposent (ce qui n’est pas mon sujet aujourd’hui), et de l’autre, il y a le jeu politique , cette façon de se donner en représentation pour servir une idée , un public ou une ambition. A présent, le texte part au sénat. Autre théâtre, autre public aussi car les spectateurs sont aussi les « grands électeurs » c’est-à-dire des élus. Les codes sont différents, les attentes aussi. Le spectacle s’annonce très différent . Que le rideau se lève !