« … Ne pouvant se rendre à une représentation de la Symphonie Inachevée de Franz Schubert, le président d’une société d’audit passe l’invitation à un de ses directeurs, à charge pour celui-ci de lui faire un rapport sur la qualité du concert. Et c’est ainsi que le lendemain du concert, le président trouve sur son bureau le rapport de celui-ci :
- Les joueurs de hautbois demeurent inactifs pendant des périodes considérables. Il convient donc de diminuer leur nombre et de répartir leur travail sur I’ensemble de la Symphonie, de manière à réduire les pointes d’inactivité.
- Pour les mêmes raisons, les fonctions des joueurs de triangles, cymbales et autres percussions peuvent être avantageusement mutualisées en un seul poste, I’artiste ayant de plus la faculté d’utiliser non seulement ses deux bras, mais également ses deux jambes.
- Les douze violons jouent tous des notes identiques. Cette duplication excessive semblant inutile, il serait bon de réduire de manière drastique I’effectif de cette section de I’orchestre. Si I’on doit produire un son de volume plus élevé, il serait possible de I’obtenir avec un amplificateur électronique.
- L’orchestre consacre un effort démesuré à Ia production de triples croches. II semble que cela constitue un raffinement inutile et il est recommandé d’arrondir toutes les notes à la double croche la plus proche. En procédant de la sorte, il devrait être possible d’employer des stagiaires et des opérateurs peu qualifiés.
- La répétition par les cors du passage déjà exécuté par les cordes ne présente aucune nécessité. Si tous les passages redondants de ce type étaient éliminés, il serait possible de réduire la durée du concert de deux heures à vingt minutes.
- En appliquant de façon concomitante ces recommandations, il est possible de réaliser un gain en effectif de 90%, soit sur les 82 personnes participant à cette manifestation de n’en conserver que 8,2.
Afin d’économiser les coûts d’ouverture de la salle de concert, une salle de réunion avec des moyens de retransmission audiovisuels serait alors suffisante. Le théâtre n’ayant plus d’utilité peut être fermé et vendu pour permettre I’aboutissement d’un projet immobilier rationnel.
… Et enfin, Monsieur le président, voici I’essentiel : la conclusion de ce rapport est que si le nommé Schubert avait pu prêter attention à ces remarques, il aurait été en mesure d’achever sa symphonie en temps opportun. »
Cette logique absurde de la rationalisation, des quotas, des références à l’habitant, prévaut aujourd’hui dans bon nombre de domaines. Elle fait perdre le sens et la confiance, elle ne correspond à aucune vision, mais seulement à une approche de court terme qui ne cesse de montrer chaque jour les limites de notre système, celle d’une dépense publique inefficace. Quelques illustrations dans notre actualité :
- La santé, qui de l’hôpital à la médecine de ville, des dentistes aux spécialistes, est malade d’une vision comptable,
- L’éducation, qui va imposer une multitude de suppressions de postes dans les écoles rurales du pays à la rentrée prochaine au prétexte comptable du taux d’encadrement de nos élèves,
- La poste, qui réinvente le mail en supprimant le timbre rouge, prémices d’une remise en cause des tournées quotidiennes, alors que le financement des Agences postales est interrogé,
- Les maisons de retraites (EHPAD), qui victimes d’insuffisances de personnels et de moyens alloués, pourraient elles aussi connaître des suppressions de lits pour des raisons comptables et de ratios,
- La ZAN (Zéro Artificialisation Nette), qui au prétexte que nos territoires ruraux n’ont pas connu des constructions importantes au cours de ces dernières années se verraient privés de toutes possibilités de développement,
- Les éoliennes, qui vont encore fleurir davantage dans nos paysages sans aucune écoute locale pour alimenter en énergie « renouvelable » les métropoles,
- La gestion de l’eau, qui, vue de Paris, a trop de « solistes » gestionnaires de réseaux dans nos communes, et qu’on veut rationnaliser, éloigner et donc en alourdir la charge pour tous.
La liste pourrait encore être longue et ce ne sont pas les mesures bien souvent trop technocratiques, même si certaines peuvent être utiles, qui vont cacher l’essentiel de l’abandon, quand ce n’est pas du mépris, dont nos territoires sont victimes.
Certains veulent « tirer le rideau », réduire notre orchestre symphonique de 35.000 communes, à quelques grands ensembles, faire taire notre décentralisation pour gérer de manière éloignée et aveugle… Je tire la sonnette d’alarme pour que nous reprenions possession de notre avenir tant qu’il est encore temps, sortir de cette bureaucratie excessive et renforcer enfin la décentralisation.
Il est temps de redonner la parole au peuple. C’est un risque bien-sûr, mais c’est aussi le rendez-vous que nous fixe l’histoire, en faisant des choix clairs qui ne peuvent plus être conjugués avec le « en même temps ». Le pays joue gros. Notre dette, nos niveaux de déficits et de prélèvements l’exigent.
La modification de notre rapport au travail l’impose. A ce titre, pour permettre de redonner la parole de manière constructive et à partir du local, il convient de traiter deux questions qui me semblent majeures pour :
– Donner enfin du pouvoir aux territoires par une décentralisation politique aboutie et une liberté locale retrouvée, qui pourrait concerner nos services publics de l’école et de la santé, mais aussi les capacités locales à décider de son avenir autour de l’urbanisme, de l’eau, de l’énergie et des réseaux plus largement, des infrastructures nécessaires à l’aménagement de nos territoires, ou encore définir les moyens dont doivent disposer les collectivités françaises et enfin débureaucratiser nos process et rendre une indispensable liberté aux élus comme aux citoyens. Cela permettra à l’Etat de se recentrer sur ses missions essentielles plutôt que d’être omnipotent et inefficace.
– Amorcer une nouvelle étape de respiration démocratique par une réforme institutionnelle large qui devra permettre un recours plus conséquent aux votations locales, permettre un meilleur équilibre des pouvoirs (notamment judiciaire) et donner au Parlement les moyens d’agir.
Des propositions seront prochainement faites en ce sens par le Sénat pour alimenter le chantier annoncé par le Président de la République. Il nous appartient de créer collectivement les conditions pour que ces questions soient posées à chacun de manière sincère, dans l’intérêt de tous. Le temps presse.
Départementalement vôtre,
Stéphane Sautarel