Lille, ma vieille copine
Beaucoup d’étrangers qui ont découvert Lille ont tenu à me faire savoir que c’est une belle ville. Je les crois bien volontiers. Ce qu’ils apprécient surtout, ces étrangers, c’est le Vieux-Lille. […] Il y a un style lillois, mélange de briques et de pierres sculptées représentant souvent des angelots ou des chérubins ou des putti qui, quand ils opposent leurs petits derrières dodus, veulent dire qu’ils appartenaient à deux maisons différentes et qui, quand ils se regardent, signifient qu’ils honoraient le même propriétaire. Tout cela est assez baroque, on y sent l’influence espagnole […].
Louis XIV a passionnément aimé Lille. Il y vint six ou sept fois. En 1709, quand les ennemis conquirent sa bonne ville de Lille, il en eut un gros chagrin et s’enferma toute une nuit avec son ministre Chamillart afin de fabriquer des plans de reconquête. Et avant ça, pour montrer son amour de Lille, qu’est-ce qu’il y fit construire ! Le Réduit pour l’armée, et où l’armée séjourne toujours, bel édifice à deux pas de l’actuel hôtel de ville (construction des années 1930, qui unit le style néoflamand et le style art déco et dont le beffroi orgueilleux culmine à cent-dix mètres). On lui doit encore tout le quartier de la rue Royale et de la rue Princesse, où le général de Gaulle vécut quand il était petit garçon. On lui doit encore la citadelle, chef-d’œuvre de Vauban, la plus belle de France, disent certains […]. Pour remercier Louis XIV de tous ses bienfaits, les Lillois lui édifièrent une fastueuse porte de Paris, toute à sa gloire et surmontée de trompettes dorées.
Histoire de langue
Et hop, nous franchissons la Lys et déboulons vers Bailleul. C’est là que commence linguistiquement le pays flamand […]. Il y a encore une quarantaine d’années, quand on avait atteint Steenwerck, Le Steent’je, Berthen, Boeschepe, Godewaersvelde ou toute commune qui cerne Bailleul (Belle en flamand, prononcez « Balla » ou quelque chose d’approchant), il n’était pas rare qu’on entendît sur le seuil de leurs portes et avec leurs balais les commères parler flamand, qui étaient pourtant de pures locales et non des Belges importées.
La Flandre anciennement flamingante, qui va de la vallée de la Lys à la côte jusqu’à Dunkerque et Gravelines, ne couvre qu’un petit huitième du Nord-Pas-de-Calais ; dans le reste, on parlait picard. Et je ne dis pas ch’timi – appellation récente, qui date, je crois, de la guerre de 1914, des tranchées, dans lesquelles des poilus de régions diverses étaient étonnés d’entendre « ch’ » pour « ce », « ti » pour « toi » et « mi » pour « moi ». […] À Lille, il faut chercher dans les coins pour trouver un vieux qui daigne encore parler naturellement patois. Je dis naturellement car on trouvera quelques bourgeois qui s’y essaieront pour rigoler après cinq verres de bière, mais ça sera un mauvais patois à la prononciation déficiente. Moi-même, quand j’étais tout petit et que ma grand-mère, lorsqu’elle était en veine de tendresse, me disait en patois : « Oh min p’tit bradé, min crinchon d’ëure », ce qui veut dire : « Oh mon petit mignon, mon grillon des haies », je devais alors avoir un bel accent, mais je l’ai perdu. Quand je vais à Paris, il y a bien un Parigot qui me lance : « Vous, vous êtes du Nord ! », mais c’est parce qu’il sait que je suis du Nord. Il m’est arrivé à Lille d’être attablé à une terrasse de café. Le garçon – on ne dit plus garçon, on dit serveur –, qui était expert dans l’art de faire voltiger le plateau, me dit avec la plus grande jovialité : « Vous, vous êtes parisien. »
Ça sent la bière
[…] C’est bien beau, une houblonnière. De gros poteaux de bois plantés en biais, penchés en arrière, tirent des fils de cent mètres et plus de long ; sur ces fils, vont s’accrocher les lianes du houblon. Chaque ligne est séparée de sa voisine par un espace qui laisse tout juste passer un gentil tracteur hissant sur une plateforme un récolteur quand s’achève le mois d’août, car ça monte haut, le houblon, avec ses fleurs jaunâtres […]. Il faut voir ça au mois d’août, avant la récolte. Le Parisien qui n’a jamais vu un tel spectacle en tombe baba. […]
C’est avec le houblon qu’on fait la bière ; on y met aussi de l’orge et de l’eau. Le Nord a été un pays de bière depuis la plus haute Antiquité. Il y avait partout de grandes et grosses brasseries qui fabriquaient en série […]. Ces temps-là sont révolus. Les grosses brasseries ont disparu, remplacées par de petites, nombreuses et dont certaines tendent à devenir grosses. [Par exemple], la brasserie des Trois Monts, située à Saint-Sylvestre-Cappel au pied du mont Cassel ; […] la brasserie Duyck, sise à Jenlain, près de Valenciennes ; à Blaringhem, tout juste encore dans le Nord (il faut franchir le canal d’Aire, à vingt mètres pour se retrouver dans le Pas-de-Calais) la brasserie du Pays flamand. En l’an 2021, cette brasserie a eu sa bière Anosteké proclamée à Londres « Meilleure bière du monde », mais elle avait déjà fait sa réputation bien avant. Évidemment, avec un tel succès, la brasserie de Blaringhem est devenue trop petite, Anosteké (ce qui veut dire en flamand local « Au plaisir de vous revoir ») s’est installée à Merville.
La vie de château
J’aime beaucoup le village d’Esquelbecq. D’abord, c’est un village littéraire. On y trouve de l’excellent bouquiniste. Une fois par an, se tient, sur la place, en plein air, un salon du livre très sympathique et bien fréquenté et qui dure une partie de la nuit. […]. Et ce n’est pas tout. À Esquelbecq, il y a un château. […] Le château d’Esquelbecq est imposant. Il a quelque chose d’un château-fort. C’était une semi-ruine il y a une quinzaine d’années, mais un propriétaire audacieux lui a redonné belle allure. On commence même à pouvoir visiter l’intérieur. Le château a vue sur un beau parc et sur l’Yser, petite rivière paresseuse, encore près de sa source, mais qui est capable d’énergie, de déborder et d’inonder une bonne partie du village. On est en amont. En aval, c’est la Belgique.
Je suis ch’ti mais je me soigne… ou pas !
« Dans cet essai qui appartient à une collection comptant déjà la Bretagne, l’Alsace et la Normandie, Bernard Leconte propose une défense et illustration d’une région qu’il aime et connaît comme sa poche, le Nord. Un territoire largement méconnu. Voire calomnié », écrit Jacques Aboucaya, écrivain et journaliste, dans le magazine Service Littéraire. Et de poursuivre : « Leconte entraîne son lecteur à travers une contrée dont les attraits n’échappent pas plus à son érudition qu’à son sens artistique. Quel que soit le domaine abordé, géographie ou histoire, art ou littérature, sports ou gastronomie, sans oublier la vie quotidienne, rien ne lui échappe ».
Sont programmés en 2023 les titres Je suis bourguignon mais je me soigne (Jacques Boucaud), Je suis angevin… (Michel Pateau), Je suis picard… (Philippe Lacoche) et Je suis Catalan… (Juan Milhau). Un véritable tour de France des identités régionales entamé par les éditions Héliopoles.