Edito : Après la contribution réflexive sur la conduite du changement du mois dernier, nous reprenons nos entretiens, plus convaincus que jamais du rôle prépondérant des DGS des grandes collectivités dans la conduite des grandes transformations. Des DGS à la manœuvre pour leurs exécutifs, proches de leurs équipes et motivés par l’amélioration des services aux habitants. C’est le cas de notre invitée du mois de février, Stéphanie Ten Eyck, actuellement en poste à la Métropole du Grand Nancy après avoir été DGS du Conseil départemental de Meurthe et Moselle pendant cinq ans. Dans son interview elle nous présente son expérience actuelle et partage son action dans l’exercice du métier. En lisant ces lignes, vous découvrirez les convictions et projets stratégiques d’une dirigeante au parcours singulier comme elle aime à le souligner. Belle lecture en immersion dans sa fabrique de la performance publique.
Gilles Lagarde et Jean-Marie Martino
Quelle est pour vous l’expérience qui vous a le plus marquée dans votre carrière en conduite du changement ?
Difficile pour moi d’isoler une seule expérience marquante, tant les chantiers que j’ai pilotés au sein des 5 « grandes maisons », dont le Département de Meurthe et Moselle, dans lesquelles j’ai eu l’occasion d’œuvrer se nourrissent les uns des autres. Je compte en effet parmi les rares diplômés d’une grande école de commerce (ESSEC) à avoir fait, dès la sortie, le choix des collectivités territoriales. Le secteur public territorial, c’est finalement une entreprise au service de l’intérêt général, dans laquelle il convient de piloter en permanence la conduite du changement, dans des environnements et des organisations extrêmement complexes, vivantes, organiques. Nous sommes aujourd’hui engagés dans un processus de mutualisation des services entre la Métropole du Grand Nancy et ses communes membres, au premier rang desquelles la ville-centre de Nancy et ses 105 000 habitants. Ce choix pour répondre à votre question n’est pas anodin : d’abord parce que c’est une démarche en cours, et j’aime être dans le mouvement, dans l’action. Ensuite parce que je procède avec la même méthode de co-construction, de recherche permanente d’équilibre et de solutions « gagnant-gagnant » que celle qui a marqué mon action au département de Meurthe-et-Moselle, une collectivité qui a poussé très loin le curseur de la territorialisation de ses services et de ses politiques publiques.
Quels sont les objectifs recherchés ?
En toile de fond, l’objectif de la mutualisation est avant tout d’améliorer la qualité du service public rendu aux habitants, faire que 1+1 fasse 3, selon une formule chère à Michel DINET, ancien président du Conseil général de Meurthe et Moselle. Nos compétences sont très étroitement imbriquées au quotidien : pour piétonniser l’hypercentre, ce que nous venons de faire il y a quelques mois, il faut mobiliser les services métropolitains de la voirie pour la pose des bornes d’accès et l’aménagement des espaces publics, mais ce sont les services ville qui font le lien avec les commerçants et les riverains (démarche participative de quartier), c’est la police municipale qui contrôle l’accès à la zone piétonne ; le stationnement de surface qui est supprimé relève de la ville, mais la gestion des parkings en ouvrage relève de la métropole. Au quotidien, c’est très compliqué. Autre illustration. Pour avoir une ville propre, nous remplaçons progressivement les bacs de collecte ou les sacs par des points d’apport volontaires, compétence de la métropole. En revanche, l’accompagnement pédagogique nécessaire est fait par les agents de la brigade du cadre de vie de la ville de Nancy et la verbalisation en cas d’incivilités, nombreuses, par la police municipale. Renforcer la cohérence, la fluidité et la réactivité du service public territorial est notre unique objectif, autrement dit, améliorer la performance publique. Les économies d’échelle si souvent mises en avant viendront peut-être à terme, mais ce n’est pas l’objectif premier. Pour ce faire, nous procédons par étapes : les fonctions ressources sur ce mandat. Cela nous permet de développer tous les outils support communs (disposer des mêmes logiciels, de leur utilisation homogène par l’ensemble des services opérationnels des 2 collectivités, des mêmes référentiels). Avant de mutualiser l’ensemble des services opérationnels au mandat suivant. Mutualiser, ce n’est ni perdre l’identité du service, ni son expertise. Certains services resteront d’ailleurs exclusivement métropolitains ou exclusivement ville selon les compétences de chaque collectivité. On ne crée un service commun que si cela fait sens, si la politique publique concernée peut être mieux conduite ensemble.
Il s’agit de ne pas brusquer les agents, attachés et on le comprend bien à leur collectivité d’origine, à la culture de cette collectivité, nécessairement différente entre une commune et une métropole. Il faut pouvoir embarquer les agents avec nous si nous voulons réussir la démarche car la réussite repose sur eux. Mutualiser les fonctions ressources est le signal de départ que nous engageons bien la démarche, à long terme. Ensuite il convient de mener des projets ensemble, en assemblant nos compétences et expertises respectives, avant de mutualiser les services plus avant : convaincre et prouver « en vrai » que nous faisons mieux ensemble que séparément, tel est l’objectif. Sachant qu’à l’arrivée, ces services communs travailleront toujours pour le compte de deux collectivités, la ville et la métropole, avec des feuilles de route qui leur sont propres : la métropole n’absorbe pas la ville ou la ville la métropole, c’est l’administration qui devient unique au service de deux exécutifs.
Quel est le résultat que vous prévoyez à la fin du processus ?
Il est un peu tôt pour en tirer un bilan définitif ! Cela commence seulement à produire ses effets à la Mission Rayonnement (Europe et international, Communication, Démocratie participative, Création), premier service mutualisé il y un peu plus d’un an. Les agents ont appris à se connaître, à découvrir ce que font leurs collègues, à se faire confiance, à identifier eux-mêmes et ensemble ce qu’ils peuvent faire différemment pour produire du « mieux ». Quand les agents me disent « cela a été très difficile, mais aujourd’hui on ne reviendrait pas en arrière, on est contents d’être là », je me dis qu’on est sur la bonne voie. Les autres directions nouvellement mutualisées sont encore en phase d’apprivoisement et de construction interne, c’est un processus long, normal.
Ce n’est pas son objectif premier qui demeure un service public plus efficace et réactif car mieux articulé, mais la mutualisation initiée permet de mettre en mouvement des organisations qui, au fil de décennies sans alternance politique, s’étaient quelque peu endormies.
C’est un véritable défi de donner une nouvelle dynamique, sans pour autant gommer l’histoire et les spécificités de chaque organisation. Il s’agit de capitaliser sur ce qui fait la force de chaque entité pour la mettre au service de l’ensemble.
Donner du sens, mobiliser les équipes autour d’une ambition partagée constitue tout à la fois un objectif de management et une condition de réussite du projet de transformation du territoire engagé par l’exécutif.
Certes, tout n’est pas facile tous les jours, c’est un travail de fourmi pour convaincre et ajuster afin que chacun y trouve son compte.
J’ai la conviction que tous ceux qui prennent part à cette aventure collective ressentiront une immense satisfaction quand les projets seront visibles dans la ville.
Quels sont aujourd’hui plus précisément votre rôle et vos responsabilités ?
Dans la conduite du changement des collectivités, le cap posé est essentiel. Il part bien sûr d’une impulsion politique, mais il convient ensuite de lui donner corps, de le porter au quotidien en concevant la mécanique fine nécessaire : réorganiser les services pour gagner en efficience et en cohérence, identifier les personnes relais, accompagner les managers en donnant du sens à la démarche pour qu’eux-mêmes puissent accompagner leurs agents à trouver leur place, proposer des formations, des opportunités d’évolution de carrière, etc….
Il s’agit d’un délicat travail de diplomatie et d’équilibre pour convaincre, négocier, réguler, apaiser. En dialoguant également avec les organisations syndicales même si ce ne sont pas toujours des interlocuteurs aussi constructifs que nous le souhaiterions.
Le portage par le collectif de direction générale me semble un pré-requis indispensable : on y va ensemble ou on échoue.
Toute démarche de changement comporte des difficultés, mon rôle ne consiste pas à en faire table rase, ni à nier les crispations et appréhensions bien réelles qui existent, mais à rechercher des solutions et à soutenir les encadrants avec une attention toute particulière à l’encadrement intermédiaire, toujours très exposé, qui constitue tout au long de l’exercice un rouage indispensable dans la mise en œuvre de la mutualisation.
Quels enseignements en tirez-vous ?
Que les collectivités territoriales et leurs agents ont en eux une force de changement et d’innovation insoupçonnée qu’ils puisent dans leur engagement au service de l’intérêt général ! Les principes fondateurs du service public, égalité, continuité, mutabilité, accessibilité, ce n’est pas un slogan, c’est une réalité.
Je mesure l’écart entre l’image souvent dégradée que le service public peut renvoyer – le fonctionnaire bashing est facile- et la réalité qui est celle d’une vraie capacité à se mettre en mouvement pour se réinventer en permanence.
Revenons 4 ans en arrière : qui avait vu venir la pandémie mondiale dont nous traversons encore aujourd’hui la 9e vague ? Qui aurait imaginé, ne serait-ce qu’il y a un an, le retour de la guerre sur le sol européen ? Et avant l’été dernier, combien prenaient réellement au sérieux les menaces de black-out du réseau électrique auxquels nous nous sommes préparés cet hiver ? L’explosion des prix de l’énergie ? Des matières premières ? Des denrées alimentaires ? La sécheresse tellement récurrente que ce n’est même plus un risque naturel couvert par les assurances ?
Face à ces crises, notre service public tient bon, il parvient à s’adapter, à se réinventer, c’est une grande fierté de constituer un maillon de cette chaîne.
Pensez-vous que le résultat de la mutualisation permettra de renforcer l’attractivité de la collectivité ?
C’est indéniable, il s’agit même d’un des objectifs assumés et affirmés de la démarche. Nous sommes dans une région en déprise démographique, d’après l’INSEE le Grand Est devrait perdre 1 habitant sur 7 d’ici 2070.
Les difficultés de recrutement que rencontrent la majeure partie des collectivités françaises sont ici décuplées. Peu de gens, hormis ceux qui y ont des attaches familiales, font le choix de l’Est de la France (et encore moins de la Lorraine) lorsque vient le moment de dessiner leur parcours professionnel.
Y compris pour le Grand Nancy, qui compte pourtant parmi les 22 métropoles françaises, classée 3e du dernier baromètre Arthur Loyds pour la qualité de vie, avec à sa tête un exécutif fraichement renouvelé qui porte un projet de transformation du territoire ambitieux, et des fiches de postes à responsabilité à faire pâlir d’envie le premier chasseur de tête venu !
Dans ce contexte, la mutualisation ouvre le champ des possibles pour les agents, avec des perspectives d’évolution de carrière et de montée en compétence inexistantes si chacun restait dans son coin. Mutualiser permet d’enrichir les profils de poste, la diversité des politiques publiques et des projets menés.
Par ailleurs, si nous sommes plus efficaces à l’arrivée, cela contribue à rendre un meilleur service public sur le territoire.
Conseil de lecture de l’invité :
Le management ne s’apprend surtout pas dans les livres ! Ceci dit, j’ai récemment lu « The job is easy, the people are not: 10 Smart Skills to become better people » de Loredana Padurean, qui décrit les 10 qualités indispensables d’un bon manager : l’humilité, l’écoute, savoir s’entourer de différence, la maturité émotionnelle… je trouve cela bien vu.