Si trop d’État détruit la société, pas assez la met aussi en péril.
L’énorme machine administrative qui continue à tourner ne sauve même plus les apparences. Quand l’État n’assure plus l’ordre, la sécurité, quand la violence s’installe à l’école et que le niveau scolaire s’effondre, quand l’hôpital ne fait plus face, quand la continuité des transports publics n’est plus assurée, quand les factures d’électricité explosent et que les prélèvements pèsent de plus en plus lourd, l’État est en question. On a réussi à en faire un monstre bureaucratique avec une inefficacité croissante de la dépense publique.
On est en droit de penser qu’à long terme le monde et l’Europe vont beaucoup changer tellement l’échec de ce que nous avons construit depuis la fin de la guerre froide est patent. Mais en attendant, il nous faut comprendre ce qui ne va pas pour stopper cette espèce d’effondrement qui est train de se produire sous nos yeux. Pour l’Europe, il n’y a pas d’autre issue que son échec, qu’on ne saurait souhaiter, ou sa transformation. Le principe de la libre circulation sans limite, qui amène autant de migrants de manière anarchique et inhumaine, n’est pas tenable. Celui de la concurrence et du libre-échange sans limite, non plus. C’est en faisant de la concurrence et du marché une véritable religion que la Commission européenne, et pas seulement les écologistes antinucléaires, a accompli le tour de force de faire sombrer l’extraordinaire réussite industrielle, économique et sociale qu’était EDF dans le naufrage que nous connaissons aujourd’hui et dont rien ne sera sauvé si nous n’en finissons pas rapidement avec le marché européen de l’électricité, une concurrence qui fait monter les prix au lieu de les faire baisser et oblige EDF à subventionner ses concurrents moins compétitifs pour qu’ils puissent lui faire concurrence. Le temps est venu de corriger ce qui dans la construction européenne nous fait marcher « cul par-dessus tête ». L’énergie est la meilleure illustration de ce dogme devenu impuissance.
La France affronte en effet une crise énergétique sans précédent depuis les chocs pétroliers des années 1970. Cinquante ans après, elle est confrontée à l’effondrement de son système électrique et à un risque majeur de black-out. Au cœur de l’hiver, les pics de consommation pourraient atteindre 150% de notre capacité de production. Ce déséquilibre s’explique par la chute de la production nucléaire au moment où les capacités des installations solaires, éoliennes et hydrauliques sont réduites et ne répondront jamais à elles seules aux enjeux qui sont les nôtres.
Les conséquences du krach de la filière électrique sont dévastatrices, pour les ménages et les collectivités bien-sûr, mais plus encore pour les entreprises, avec des pertes de production et de revenus, qui ne laissent à nombre d’entre elles, notamment dans l’industrie, d’autre choix que celui de la faillite ou de la délocalisation. La responsabilité première revient aux dirigeants politiques de notre pays qui, depuis plusieurs décennies, ont entrepris de détruire méthodiquement la filière d’excellence et le facteur de compétitivité décisif que représentait le secteur nucléaire. La politique de l’énergie a perdu toute cohérence depuis 2012 pour être livrée à l’idéologie de la décroissance et à la démagogie. L’autre échec est celui du marché européen de l’électricité qui a été conçu pour faire baisser les prix pour le consommateur en faisant l’impasse sur la production et l’impératif de sécurité. D’où l’indexation des prix sur le gaz russe, qui a fait de l’Union l’otage énergétique de Vladimir Poutine. Comment peut-on accepter encore le dictat allemand qui nous empêche d’en sortir !?
L’incapacité des Vingt-Sept à répondre poussent tous les industriels européens à repenser entièrement leurs politiques d’investissement : au lieu de relocaliser les usines comme ils en avaient envie pour devenir plus local et aussi pour créer de l’emploi en bons citoyens, ils sont aujourd’hui très fortement incités à délocaliser massivement, cette fois non plus en Chine mais en Amérique. L’interrogation des états-majors n’est pas circonstancielle. Les deux continents, Amérique et Europe, ont adopté des stratégies fondamentalement différentes sur les deux transformations fondamentales de notre temps : le réchauffement climatique et l’atrophie de la classe moyenne.
Les Etats-Unis abordent la question environnementale avec l’idée qu’il n’y a de bonne réponse que technologique. Washington et la finance s’allient pour subventionner et financer la cleantech et pour prendre le leadership mondial de l’industrie de la décarbonation. Les normes et contraintes pour forcer les acteurs vers les usages « propres » ne sont que secondaires, voire négligeables. L’Europe a fait le choix inverse. Elle joue sur les interdictions (l’automobile à moteur thermique au-delà de 2035) et, comme l’y incitent les économistes européens, sur le prix : l’énergie fossile doit être chère puis progressivement très chère pour en raréfier l’usage. La conséquence pour l’industrie est de nature opposée : elle est choyée outre-Atlantique, elle est, ici, condamnée à s’adapter.
Prenons garde en outre, car notre agriculture est en train de prendre le même chemin que notre industrie… Ce serait une catastrophe plus grande encore puisqu’il en va de notre souveraineté alimentaire et de la capacité pour notre pays à nourrir chacun.
La politique industrielle américaine a un autre objectif : rétablir la classe moyenne et lui éviter de tomber dans un populisme menaçant la démocratie. Toutes ses décisions sont passées au crible du bénéfice pour la classe moyenne. L’axe économique est de reconstruire l’industrie pourvoyeuse d’emplois qualifiés et de relancer la recherche-développement pour s’assurer la puissance technologique face à la Chine et relocaliser. Les Européens se sont mobilisés contre le protectionnisme de l’IRA (Inflation Reduction Act), mais sans trouver aucune écoute.
L’Europe devrait plutôt s’en inspirer. La crise énergétique devrait conduire à mettre fin à la politique du chacun pour soi et le marché pour tous, qui a conduit là où nous sommes. La crise industrielle qui vient devrait, elle, provoquer un pacte de long terme et de grande ampleur indispensable pour lutter, ici aussi, contre le populisme. Mais l’industrie n’est pas la priorité à la Commission de Bruxelles où l’idéologie libérale survit au départ des Anglais et où elle est considérée comme « sale » sous l’influence des écologistes. L’autre obstacle est l’Allemagne qui met des freins à la stratégie de « souveraineté européenne » et négocie en parallèle sa survie propre à Pékin (où Olaf Scholz s’est rendu seul) et à Washington. « L’Allemagne, nous dit un banquier français, a la stratégie du dernier survivant. » L’Europe doit vite lui donner tort.
Il nous faut, pour relever ces défis de la souveraineté en fait, retrouver le sens de l’État, et qu’il soit admis qu’il y a une raison d’État même si chacun s’en fait sa propre idée et que cette raison d’État est une raison nationale.
Très belle année 2023 de reprise de possession de notre destin commun.
Départementalement vôtre.
Stéphane Sautarel