LJD: Quel constat à la suite de cette période d’incendie ?
A.A. Un point de méthode tout d’abord. Nous avons procédé à des visites sur le terrain, dans le Jura et la Gironde ; entendu de nombreux collègues de Départements touchés par les feux cet été et acteurs divers qui ont participé de près ou de loin à la gestion de ces événements ; et bénéficié de nombreuses contributions écrites. Panel le plus large possible pour voir ce qui a bien fonctionné et les points à améliorer.
Ce que nous avons constaté, c’est que, globalement, tout s’est bien passé, mais nous avons la rupture capacitaire en Gironde, compte-tenu du nombre de foyers de feux. Heureusement le 18 juillet, alors que la situation pouvait ne plus du tout être maîtrisée, il y a eu un phénomène météorologique dans la nuit qui leur a permis de s’en sortir.
Ce qui a très bien fonctionné aussi, c’est la solidarité entre Départements avec des SDIS qui, spontanément, sont venus en appui sur les secteurs difficiles, mais aussi la solidarité d’autres acteurs : ONF, associations, agriculteurs. Avec la population également…
Cependant nous avons pointé des dysfonctionnements dans l’organisation, la nécessité de bien identifier le commandement, l’importance de la mixité des moyens terrestres et aériens, et d’envisager leur pré-positionnement dans une approche zonale.
Nous devons prendre en compte que les feux de forêts risquent de ne plus concerner seulement le Sud-Est dans les années à venir.
JLG: Le dérèglement climatique nous a infligé une morsure brûlante. Si tous les étés à venir ne seront pas les mêmes, il est fort probable que que nous fassions plus fréquemment face à la récurrence des quatre paramètres qui nous ont valu ces incendies historiques : longue période de canicule croissante, taux d’hygrométrie très bas, sécheresse de la végétation, et vents imprévisibles. Il y aura donc, il doit y avoir, un « avant » et un «après» été 2022.
Il faut pour cela écrire une nouvelle page de la sécurité civile de notre pays, tirer enseignement à cette fin des atouts et des handicaps que ces feux ont mis en exergue, définir les voies de progrès et les mettre en œuvre. C’est l’objet du rapport que nous avons remis en main propre au Président de la République. Il est le fruit d’auditions, de visites, de contributions, qui ont permis de couvrir un champ large de sujets allant de l’amont à l’aval de la protection incendie.
Notre approche dans sa restitution est pleine d’humilité, mais nous pensons que les avis que nous avons recueillis sont de nature à éclairer des décisions d’avenir. Cet avenir doit être à la fois de court terme, pour préparer un été prochain qui peut s’avérer aussi difficile que celui que nous avons vécu cette année, mais aussi de moyen et long terme, car le réchauffement climatique est devant nous, et il ne va aller qu’en s’accentuant.
Nous savons désormais que l’intensité des incendies sera plus forte, leur fréquence plus régulière, leurs limites géographiques repoussées vers le Nord du pays. Nous n’avons plus l’excuse de l’ignorance : l’été 2022 aura été un rude et violent exercice de travaux pratiques.
Il faut des moyens pour arrêter les feux naissants
LJD. Justement en ce qui concerne le matériel ?
A.A. Les moyens aériens relèvent de l’Etat. Jusqu’alors concentrés dans le Sud-Est, ils vont devenir indispensables plus largement dans le futur. Certains départements ont acheté (Gard) ou loué des avions ou hélicoptères (Var, Bouches-du-Rhône, Alpes-Maritimes), mais d’une part, ce n’est pas de la compétence départementale, et d’autre part, tous les Départements ne sont pas égaux.
Nous l’avons constaté cet été, la doctrine d’attaque des feux naissants n’est pas à remettre en cause, seulement sa mise en œuvre. Dans certains cas, les moyens terrestres ne suffisent pas à repérer ou à éteindre les feux du fait notamment de problèmes d’accès. Souvent les feux naissants amènent à prédisposer du matériel terrestre dans des lieux très à risques, là où nous pouvons envoyer les moyens matériels terrestres facilement. Globalement, il y a un fort besoin de matériel. Un certain nombre de départements qui n’ont pas été touchés ne sont pas suffisamment équipés. Nous allons travailler dans ce sens en Saône-et-Loire, avec la Côte-d’Or, pour le Morvan.
JLG.Tout d’abord, il importe de distinguer ce qui relève de la sécurité civile nationale et ce qui relève des SDIS.
Très logiquement, les moyens aériens doivent être de compétence nationale. Tous les rapports l’ont attesté : ils sont insuffisants en nombre, et géographiquement concentrés. Il s’agit donc de faire évoluer la trajectoire stratégique, à la fois au niveau national et européen. Commander des Canadairs supplémentaires, assurer leur fabrication en relevant le challenge industriel par une commande massive, compléter la flotte par des moyens diversifiés comme les Dash et les hélicoptères lourds, avoir l’audace de nouveaux moyens technologiques. Mais il faut aussi prévoir un prépositivement plus diversifié, notamment dans les Landes de Gascogne qui abrite le plus grand massif de résineux d’Europe.
Côté SDIS, la disparité est forte. Les départements qui se sentaient jusqu’alors peu concernés par le risque incendie ont pris conscience d’une nouvelle vulnérabilité. Il faut une montée rapide en équipements, là aussi diversifiés, autant pour aller au contact du feu que pour tenir les lignes d’appui. La formation « feux de forêts » devient aussi une nécessité pour les personnels qui sont parfois peu expérimentés, parce que peu confrontés jusqu’à présent à ce risque d’incendies forestiers.
LJD. Vous recommandez l’établissement de schémas départementaux. C’est quoi ?
A.A. C’est ce qui se fait dans le Sud-Est : aménagement du territoire, la surveillance, définir des secteurs où les camions peuvent passer, les zones où on envoie des équipes de surveillance, vidéosurveillance, les équipes de réserve, imaginer avec les élus l’organisation de l’ensemble ou comme dans l’île de la Réunion la sensibilisation des touristes qui deviennent des surveillants (les yeux des pompiers avec une mission dans le cadre de leurs promenades). Ces schémas seront écrits avec le préfet et sous les ordres du Préfet.
JLG. Il existe des procédures et des documents formels, comme les Schémas D’Analyse et de Couverture des Risques (SDACR), les plans ORSEC, les plans communaux de sauvegarde. Mais tout n’est pas pour autant parfait. Le plan ORSEC girondin ignore, par exemple, la DFCI, qui s’est révélée un partenaire essentiel dans la lutte contre les incendies girondins hors normes. Les communes n’ont pas toujours leurs plans de sauvegarde, ou ne les activent pas. Les départements ont joué un rôle complémentaire à l’organisation d’État ou locale pendant les incendies, via leurs compétences ou en ensembliers, en coordinateurs, en facilitateurs. Un plan départemental de sauvegarde serait un complément utile pour éviter les « trous dans la raquette ».
LJD. Faut-il former aussi la population ?
A.A. Oui, c’est essentiel : la culture de la population. Cela existe dans le Sud, mais pas chez nous. Il faut peut-être par moment, quand c’est sec avec du vent, interdire la promenade. Il faut remettre des cendriers dans les voitures. Informer sur les risques
des barbecues ou du mégot jeté, des photographes d’incendie qui gênent et prennent des risques inutiles. Huit feux sur dix sont d’origine humaine. Cette sensibilisation doit commencer à l’école et au collège. Dans certains pays, les gamins savent ce qu’il faut faire s’il y a des tempêtes, nous devrons faire de même au sujet des incendies.
JLG. La prévention passe par l’éducation et la sensibilisation. C’est dès le plus jeune âge qu’il faut donner la conscience de la vulnérabilité de nos forêts à l’incendie. A l’école, au collège, au lycée, il faut éduquer pour transmettre combien nos forêts sont plus que jamais précieuses, et tout autant que fragiles. Mais il faut aussi éduquer : les nouveaux habitants qui vivent ou prennent plaisir en milieu forestier, mais aussi les touristes qui viennent y séjourner. Un barbecue, une cigarette, un véhicule comme à La Teste, le risque est très présent, surtout quand les conditions météo sont extrêmes. Quand la forêt est hautement inflammable, il faut une attitude plus que jamais responsable.
LJD. Vous avez évoqué la rupture. Comment y remédier ?
A.A. Nous devons repenser les moyens pour faire face à ce type d’événements nouveaux. Cela passe par l’investissement, tant pour les moyens matériels que pour les moyens humains. La formation est un enjeu. Par exemple, en Saône-et-Loire, nous n’avions aucun pompier formé aux feux de forêts il y a trois ans, aujourd’hui on en a 500, ce qui nous a permis de répondre aux besoins de renforts. Il faut une vraie prise de conscience surtout dans tous les départements. Il y a une école à Aix en Provence et bien sûr les formations dans chaque département. Mais c’est le directeur du SDIS qui est à la manœuvre dans ce domaine.
Nous avons acheté du matériel adapté et commandé 6 nouveaux camions feux de forêts. Nous avons pris la décision de nous doter de CCF super (camion-citerne feux de forêts) comme dans le Sud-Est avec eau et mousse. 32 tonnes à 600 000 € pièce. Nous allons en avoir 7. Ce qui nous permettra d’en envoyer deux et de traiter le problème d’un départ de feu. Tout cela représente un investissement important pour le Département.
Nous espérons donner l’exemple
JLG. L’enjeu a changé de nature et de force. Ce qui valait pour l’organisation de la lutte contre les incendies, de l’amont à l’aval, n’est plus forcément complètement opérant parce que les risques et leurs conséquences dépassent le cadre du droit commun. C’est vrai pour les feux, ce peut aussi être le cas pour les inondations ou les tempêtes, qui vont devenir plus fréquentes.
Certaines doctrines doivent être revues, des pratiques doivent évoluer, des matériels doivent être adaptés. C’est un basculement qui doit suivre celui d’une planète troublée, fortement perturbée par l’activité humaine, qui génère en réaction ses propres changements. Nous sommes responsables, en héritage aussi des générations précédentes, et nous devons nous adapter. C’est la raison même d’une stratégie de résilience, que nous devons mettre en oeuvre par obligation, en attendant de trouver le moyen de freiner le processus infernal que nous avons engagé. Il faut pour cela une vision d’anticipation, des moyens qui correspondent à cette nouvelle réalité, et surtout, de la lucidité et du courage.
LJD. Former aux feux de forêts, mais dans la réalité, 80% des sorties concernent les secours à personnes ?
A.A. Certes, mais nous n’avons eu aucun souci de mobilisation des pompiers car c’est leur cœur de métier. Aujourd’hui il y a des difficultés à recruter parce que nous leur faisons passer trop de temps sur des missions autres, qui ne relèvent pas de leurs missions premières. Cela touche professionnels comme volontaires et pour les volontaires cela pose aussi problème avec leurs employeurs . Ils libèrent facilement les pompiers sur des accidents, feux de forêt mais plus difficilement pour le transport d’une personne, souvent âgée, d’un lieu à un autre. Ce problème des ambulanciers est en passe de se résoudre en appliquant la loi Matras de novembre 2021 qui incite à recentrer la mission sur le cœur de métier. Nous avons déjà beaucoup moins de demandes mais il faut être strict pour appliquer cela.
JLG. Le secours à personne nécessite d’être formé, mais la pratique étant régulière, la mise en pratique est éprouvée. Les feux de forêts, précisément parce qu’il représentent moins d’activité, doivent faire l’objet non seulement d’une formation, mais aussi d’exercices de travaux pratiques réguliers. En Gironde, un site militaire permet de se confronter à une réalité opérationnelle. Nous avons vu que des colonnes de renfort venues de départements moins confrontés à des incendies étaient plus dépourvues face à ce risque, d’autant que son intensité était inédite aux yeux de la plupart des pompiers. La formation « feux de forêts » doit donc être nationalement développée, via notamment l’ECole d’Application de Sécurité Civile à Valabre, et les départements les plus à risque doivent la compléter. C’est le projet par exemple d’Ecole du Feu que la Gironde souhaite développer sur le centre de formation de Salles.
L’essentiel, recentrer les pompiers sur leur cœur de métier
LJD. Qu’en est-il de la crise de vocation chez les sapeurs-pompiers volontaires ?
A.A. En dix ans, nous avons eu plus de missions et moins de pompiers, mais nous allons la résoudre en recentrant les pompiers sur leur cœur de métier, en réorientant les investissements avec par exemple des plateaux techniques de qualité, qui motivent l’engagement. Dans les campagnes de recrutement, il faut s’adresser un peu plus aux femmes, aux jeunes, à d’autres types de populations, faire de l’information et de la sensibilisation auprès des collégiens.
Le nombre de pompiers engagés spontanément sur les feux de forêts démontre que le recentrage sur le cœur de métier permet de le rendre plus attractif, tant pour les professionnels que pour les volontaires. Les sections de JSP sont également un levier à développer. Les actions incitatives en faveur des employeurs doivent aller plus loin, notamment pour le TPE, PME et artisans.
JLF. Il faut tout d’abord avoir en tête que l’engagement, bénévole dans les associations, volontaire chez les pompiers, n’est plus de même nature. Si certains volontaires en départ en retraite peuvent avoir plus de 40 années d’engagement, il est peu probable que les nouvelles générations fassent de même. L’engagement des plus jeunes est aujourd’hui en moyenne de 12
ans, et la régularité est plus fluctuante au regard des contraintes personnelles. Il faut donc prendre acte de ces changements, mieux faire connaître les vertus du volontariat, garantir un intérêt dans l’activité, s’assurer d’un bon équilibre avec les professionnels, améliorer la vacation versée. Bref, donner une attractivité nouvelle à ce corps si particulier, tout en convaincant les employeurs de l’utilité pour la société, et pour leurs entreprises même, du volontariat. Quitte à imaginer un dédommagement financier incitatif.
Il faut prendre en compte la notion du sauvé
LJD. Avec les revalorisations des rémunérations et indemnités, cela représente des dépenses en augmentation très importante. Comment résoudre cette équation ?
A.A. Effectivement : les 3,5% en alignement avec l’augmentation du point d’indice des fonctionnaires, la NPFR (retraite) financée à 50% par le Département. L’indemnité horaire des pompiers pour défaut de garde ambulancière passe à 12€, et la revalorisation pour les carences ambulancières passe de 123 € à 200 €.
D’un point de vue financier, il faut prendre en compte la notion du sauvé. Aujourd’hui vous avez en Gironde 9 maisons qui ont brûlé et 10 000 sauvées. Nous faisons donc faire des économies aux assurances, c’est pourquoi nous demandons un reversement plus important de la TSCA (Taxe spéciales sur les Contrats d’Assurance). Notre rapport va dans le même sens que le rapport du Sénat, que le rapport des directeurs de SDIS et le rapport de la fédération nationale des pompiers. Tout est très convergent. Bien qu’optimiste par principe, je n’attends pas une révolution dans les aspects financiers. Les moyens aériens, c’est très long. Il faut convaincre ceux qui ont une base aérienne qu’il faut en installer ailleurs.
JLG. L’ambition de revoir le modèle de sécurité civile implique d’y mettre les moyens. Si les SDIS attendent que leur modèle de financement soit plus opérant pour garantir ce qui est, ne l’oublions pas, un service public, l’accroissement des moyens matériels et l’attractivité métier des professionnels comme des volontaires, via des mesures financières qui arrivent directement sur le bulletin de salaire, nécessite d’accroître les solutions de financement. Ce sont les mesures que vient de détailler André Accary. Une part supplémentaire de TSCA puisque la valeur du sauvé épargne une grande partie de prise en charge du risque assurantiel, une révision de la Loi Démocratie et Proximité pour actualiser la base de population, aujourd’hui figée à 2002, pour les départements à forte croissance démographique, des exonérations de type TICPE pour être à l’égal des armées, voici quelques pistes qui permettraient d’honorer l’ambition d’une sécurité civile profondément rénovée et adaptée au temps présent.
LJD. A ce propos, comment fonctionne la double Gouvernance (Etat Département) ?
A.A. Globalement cela se passe très bien mais les territoires ont souvent un sentiment de récupération. En Gironde, pendant les incendies de cet été, l’Etat se mettait beaucoup en avant et communiquait énormément.
A Nancy, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, au congrès des Sapeurs-pompiers, ne prononce le mot Département qu’une fois et timidement, alors que ce sont eux qui paient. L’école est financée à 80% par les Départements, mais le donneur d’ordre, c’est l’Etat. C’est anormal !
JLG. Toute gouvernance mixte, comme celle du SDIS, dépend énormément des femmes et des hommes et de leurs interrelations. Au préfet l’autorité opérationnelle, au président du SDIS la responsabilité administrative et financière. Les deux sont étroitement liées, et de l’intelligence collective, dans la seule optique d’intérêt général de l’établissement, peut naître la sérénité de la gouvernance. C’est un exercice a priori délicat, mais qui fonctionne me semble t-il majoritairement de façon satisfaisante. Il faut juste garantir une bonne répartition des rôles et un respect conjoint commun.
LJD. Qu’en est-il de la crise de vocation chez les sapeurs-pompiers volontaires ?
A.A. Excellent. Nous avons reçu beaucoup de contributions. Il y en a beaucoup qui regrettent que nous ne soyons pas venus les voir. Mais, nous allons y aller, car nous avons une nouvelle mission à mener. Nous avons auditionné aussi Olivier Richefou, Président de la CNISS, et les positions sont similaires. La CNISS n’a qu’un pouvoir consultatif, c’est une chambre d’enregistrement et ce n’est pas une force de propositions. Il ne peut donc y avoir de mauvais rapport.
JLG. Il faut tout d’abord noter que les Départements ont témoigné d’un grand intérêt : beaucoup étaient présents pour le rapport intermédiaire au Congrès National des Sapeurs-Pompiers à Nancy, et l’attention était certaine lors de la présentation du rapport final aux Assises des Départements de France à Agen. Bon nombre de collègues nous ont dit s’être reconnus dans les préconisations. Mais le plus satisfaisant est de constater que notre rapport converge avec celui de la Fédération des pompiers, et de la mission sénatoriale : cela prouve que nous sommes dans le juste. Les avancées arbitrées par le Président de la République, si elles ne vont pas assez loin selon nous, sont malgré tout dans la cible des préconisations que nous avons émises.