elle est la question que pose la dualité de fonctions exercées par le Conseil d’Etat, à la fois juridiction administrative suprême et conseiller juridique du Gouvernement.
La publication de l’Avis du 15 septembre 2022, rendu par l’Assemblée Générale du Conseil d’Etat, sur le rapport de sa Section de l’administration, « relatif aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision » (brièvement résumé dans la Rubrique Actualités juridiques), ravive l’actualité de cette question qui taraude les juristes en France depuis des décennies.
En effet, quelle est la portée de cet Avis ? S’impose-t-il au Gouvernement, aux différentes autorités administratives déconcentrées (préfets, …) ou décentralisées (collectivités territoriales, établissements publics) et aux juridictions administratives des premier et deuxième degrés (TA, Cours administratives d’appel, Chambres régionales et Cour des comptes) ? Ou ne s’agit-il que d’un « guide de bonnes pratiques » ?
La réponse est évidemment que cet Avis ne saurait avoir une valeur normative.
Mais, si le Gouvernement entend mettre en pratique les « recommandations » figurant dans l’avis en prenant un ou plusieurs textes à caractère réglementaire (décrets), à plus forte raison, s’il s’agit de décrets en Conseil d’Etat, et si ces mesures sont contestées devant ledit Conseil, en sa qualité cette fois de juge du gouvernement, (qui plus est en premier et dernier ressort s’agissant de décrets), ne se trouvera-t-il pas en situation de « juge et partie » ?
Le Conseil d’Etat, conscient du danger, car les reproches se font (à juste titre) croissants, a fait adopter par les gouvernements successifs des 15 dernières années des parades :
1) Décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’État établissant une stricte séparation entre les formations consultatives et les formations juridictionnelles du Conseil.
D’une part, le décret consacre le principe en vertu duquel « les membres du Conseil d’État ne peuvent participer au jugement des recours dirigés contre les actes pris après avis du Conseil d’État s’ils ont pris part à la délibération de cet avis ».
Les justiciables peuvent s’assurer du respect de cette obligation en obtenant la communication de la liste des membres des formations consultatives ayant pris part à l’avis rendu sur l’acte qu’ils attaquent.
D’autre part, les représentants des sections administratives ne peuvent plus siéger dans la formation ordinaire de neuf membres, les sous-sections réunies et la section du contentieux siégeant en formation de jugement.
Enfin, l’effectif de l’assemblée du contentieux est porté à 17 membres (dont une nette majorité appartient au contentieux) et le président de la section administrative qui a eu à délibérer ne siège pas alors même qu’il n’aurait pas siégé le jour où l’affaire a été examinée par sa section administrative.
2) Décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009, relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l’audience devant ces juridictions, qui permet aux parties à l’instance de connaître le sens des conclusions du rapporteur public sur l’affaire qui les concerne et d’y répondre par de brèves observations orales avant que les conseillers ne se retirent pour délibérer. Le décret consacre le principe suivant lequel la décision est délibérée hors de la présence des parties et du rapporteur public.
3) Dernièrement, les obligations déontologiques applicables aux membres de la juridiction administrative ont été précisées. Le Conseil d’État a publié, en 2012, une charte destinée notamment à prévenir les conflits d’intérêts dans l’exercice des fonctions.
4) Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 qui a étendu aux membres des juridictions administratives et financières l’obligation de déclarations d’intérêts et de situation patrimoniale.
Pour autant, il n’est pas certain que ces différentes mesures, malgré le « progrès » dont elles témoignent, suffisent à clore le débat : en effet, bien que le Conseil d’Etat ait établi une certaine étanchéité entre ses 5 sections administratives (administration, finances, intérieur, sociale et travaux publics) et la section du contentieux, l’Assemblée générale que préside, de facto sinon de jure, le Vice-président comprend indifféremment les membres du Conseil appartenant ou non à la Section du contentieux ; par ailleurs, ces mêmes membres peuvent être simultanément membres d’une Section administrative et de la Section du contentieux ; enfin les membres du Conseil d’Etat en service ordinaire doivent tous « faire leurs classes » comme rapporteurs dans une ou plusieurs des 10 chambres de la Section du Contentieux, et ce « pour apprendre le métier », avant d’être admis à conseiller le Gouvernement dans une Section administrative.
La stricte séparation au sein du Conseil d’Etat entre ceux qui conseillent le Gouvernement, et ceux qui le jugent est donc un mythe, ou si l’on préfère un objectif inatteignable, et non une réalité démontrée.
Certes, dans son arrêt du 9 novembre 2006, SACILOR-LORMINES contre France, affaire numéro 65411/01, la Cour européenne des droits de l’homme a-t-elle affirmé le contraire.
Après avoir rappelé les principes généraux qu’elle retient pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CSDH), ratifiée par la France en 1971, notamment, le mode de désignation et la durée de ses membres, ou encore, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance, la Cour de Strasbourg a entendu faire application de ces principes en l’espèce.
Au terme d’une longue démonstration, s’efforçant de coller de plus près aux faits qui lui étaient soumis, la CEDH, (au sein de laquelle siégeait Marceau Long, Vice-président du Conseil d’Etat en remplacement du juge français titulaire, Jean-Paul Costa qui s’était désisté), a estimé, en conclusion, que le cumul de la compétence juridictionnelle du Conseil d’Etat avec ses attributions administratives n’a pas emporté en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
On peut penser, à la lecture de cet important arrêt, accueilli avec soulagement au Conseil d’Etat, que le couperet est passé bien près, et que, pour l’avenir la question de « l’indépendance objective » de la Haute Juridiction française reste posée, l’exigence d’une application stricte de l’article 6-1 de la CESDH étant de plus revendiquée par les requérants et les avocats dans les contentieux qui les opposent à l’Etat.
Cette remise en cause de la dualité des fonctions exercées par le Conseil d’Etat apparaît d’autant plus justifiée qu’en sa qualité de juge de cassation des arrêts de la Cour des comptes, ledit Conseil, dans sa plus haute formation de jugement, n’hésite pas à casser un arrêt par lequel la Cour des comptes a définitivement déclaré diverses personnes et entreprises conjointement et solidairement comptables de fait de l’Etat au motif que, « eu égard à la nature des pouvoirs du juge des comptes en matière de gestion de fait et aux conséquences de ses décisions pour les intéressés, tant le principe d’impartialité que celui des droits de la défense faisaient obstacle à ce qu’une décision juridictionnelle prononçant la gestion de fait soit régulièrement rendue par la Cour des comptes lorsque, comme en l’espèce, celle-ci avait, préalablement à l’intervention du jugement, évoqué l’affaire dans un rapport public en relevant l’irrégularité des faits ». Conseil d’Etat, Assemblée, du 23 février 2000, 195715, publié au recueil Lebon.
Le rédacteur de la présente chronique se gardera bien de livrer formellement son opinion sur cette question qui passionne les praticiens du droit public, bien qu’on la devine, l’avocat spécialisé en droit public n’oubliant pas qu’il est aussi un conseiller d’Etat honoraire, toujours soumis au devoir de réserve.