Ancien élève de l’Institut National des Études Territoriales (promotion Jean Vilar), titulaire d’un certificat d’études supérieures de gestion de l’ESSEC, Éric Ardouin fut notamment DGS des départements d’Ille-et-Vilaine (2004-2011) et de Loire-Atlantique (2011-2014), puis DGS de Bordeaux Métropole et de la Ville de Bordeaux (2014-2021), avant de rejoindre Toulouse en 2021. Il est également l’auteur d’un ouvrage « Le management public des territoires », publié en 2012 aux Éditions de l’Aube.
Ce qui nous a séduit dans l’entretien que nous avons eu avec Éric Ardouin, c’est qu’il s’agit d’un manager qui développe une philosophie de l’action, qui réfléchit sur la manière dont il conduit son action et en tire des enseignements pour améliorer encore son pilotage. Deux exemples qui nous ont particulièrement convaincus : savoir perdre du temps pour mieux en gagner (« la construction collective nécessite du temps ») dans une époque d’instantanéité où l’on s’imagine trop souvent qu’une réforme peut être conduite dans des délais records et qu’elle peut produire des effets immédiats, et la nécessité de bien appréhender le contexte (valeurs, culture, histoire, etc.) de l’organisation au sein de laquelle doit être menée la réforme. Bref, pas de recettes, mais bien comprendre son environnement avant d’agir.
Deux expériences assez similaires m’ont particulièrement marqué : alors que j’étais directeur général des services départementaux d’Ille-et-Vilaine, puis de Loire-Atlantique, nous avons procédé à la déconcentration de nos administrations. C’était une commande des Présidents de ces deux collectivités, qui souhaitaient rapprocher l’administration du terrain et des élus locaux.
Les services étaient jusqu’alors pour l’essentiel très centralisés et organisés dans une logique de « silos » juxtaposés les uns aux autres, et plutôt implantés dans le chef-lieu du département. Il s’agissait, pour tous ceux dont les fonctions avaient un impact sur la vie locale, de les placer sous une même hiérarchie dans des unités territoriales, quelles que soient les politiques publiques auxquelles ils participaient.
Une déconcentration des services donc, qui s’accompagnait de la création de « réseaux-métiers » transversaux : tous ceux qui assuraient des fonctions similaires ou géraient les mêmes politiques publiques y échangeaient régulièrement pour résoudre les problèmes de manière horizontale et assurer la cohérence et l’équité de l’action sur la totalité du territoire départemental, qu’ils soient travailleurs sociaux, techniciens en charge des routes et des équipements, ou responsables des services – ressources (RH, finances, achats…).
Quels étaient les objectifs recherchés ?
Du point de vue politique, l’idée était de renforcer la présence des services sur les territoires, avec tous les effets induits que cela engendre : compréhension et adaptation aux spécificités locales, relation de proximité avec les acteurs locaux, qu’il s’agisse des habitants, des associations, des entreprises ou des élus locaux.
A un moment où l’existence même des départements était remise en cause, nos partenaires pouvaient ainsi devenir les meilleurs avocats de la légitimité de ce niveau d’administration locale, grâce à l’utilité nouvelle qu’ils trouvaient dans cette relation de proximité.
Au plan managérial, la plus grande présence au terrain était aussi envisagée comme un facteur de réactivité. Elle donnait en effet la possibilité aux élus d’exprimer leurs demandes en mode « circuits courts » à des services plus proches d’eux. Les mêmes services, parce qu’ils voyaient en direct les effets de leur action ou de leur inaction, étaient incités à agir. La dimension de ces unités territoriales, plus humaine que celle des grandes organisations centralisées, l’autonomie qui leur était donnée, devaient leur donner une souplesse leur permettant de réagir plus vite, et de manière plus adaptée aux réalités locales.
Enfin, le travail en transversalité faisait bien partie des objectifs managériaux. Il s’agissait « d’horizontaliser » le dialogue entre directions : pour s’affranchir de la verticalité du système centralisé et de ses lourdeurs, ces unités territoriales rassemblaient au même endroit des métiers très différents et les « réseaux-métiers » réunissaient régulièrement les porteurs d’une même mission dans les territoires et les services centraux.
Quel a été le résultat à la fin du processus ?
Tous ceux qui l’ont vécu gardent le souvenir d’une aventure collective comme on n’en vit pas beaucoup dans sa carrière. Plusieurs milliers d’agents ont, dans chacun de ces deux cas, changé de poste. Ils ont à cette occasion acquis de nouveaux outils, comme le management en mode projet. Ils ont enrichi leur expérience de l’appréhension de nouveaux contextes, de nouvelles pratiques.
Ils ont surtout pris conscience qu’une administration, bien que digne héritière de la préfectorale, avait une capacité à se réinventer dans des proportions qu’ils n’imaginaient pas.
Dix ans après, je ne pense pas que ceux qui étaient les plus sceptiques à l’époque imagineraient revenir en arrière.
Pour autant, il n’y a pas d’organisation parfaite et celle-là, comme les autres, n’est pas exempte d’imperfections.
La déconcentration permet d’alléger les processus par rapport à une organisation centralisée. En revanche, elle augmente ce qu’on appelle en économie les « coûts de transaction » : moins de lourdeurs hiérarchiques certes, mais plus de négociations horizontales, de réunions entre pairs, de moments de régulations pour assurer la cohérence et la coordination de l’ensemble.
En outre, quand on modifie en profondeur une organisation, il faut se projeter dans un futur sans certitude et on peut faire des erreurs. Certaines fonctions n’ont à mon avis pas beaucoup gagné à être déconcentrées, voire ont fait perdre en sécurité à la collectivité. Je pense notamment à certaines fonctions – ressources.
Pour bénéficier des gains et résoudre les dysfonctionnements, il ne faut pas appréhender de telles réformes comme le cheminement d’un point A à un point B, comme le passage d’une situation statique à une nouvelle situation statique : il s’agit, au contraire, de capitaliser sur la dynamique engendrée par la réforme pour inscrire l’administration dans une logique où elle s’interroge en permanence sur son fonctionnement pour répondre au mieux à ses missions.
Quel a été votre rôle et vos responsabilités ?
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Traduire en projet concret une vision du Président.
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Définir les principes non négociables qui en découlent, viser les objectifs et ne pas commencer par lister les obstacles.
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S’ouvrir à la plus grande ambition, puis s’adapter au réel.
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Une fois défini le cadre, en construire le plus collectivement possible le contenu. Il ne s’agit pas seulement de concertation et de dialogue social, mais véritablement de construction collective.
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Soutenir l’équipe en charge du projet et arbitrer les choix qu’elle propose, quitte parfois à se tromper : celui qui décide se trompe parfois, celui qui ne décide pas se trompe toujours.
Quels enseignements en tirez-vous ?
J’ai été stupéfait par la capacité au changement des agents. On souligne souvent les freins aux réformes découlant de la peur du changement. Ces expériences me font penser que les personnes ne craignent pas le changement. Elles ont juste peur de perdre : au sein des groupes humains, chacun négocie le meilleur compromis entre son intérêt personnel et l’intérêt collectif, et c’est ainsi qu’il trouve sa place dans le groupe. Si, grâce à la construction la plus collective possible, on donne à chacun la possibilité de renégocier ce compromis et donc sa place au sein du groupe, on est surpris de l’adhésion au changement.
La difficulté réside beaucoup dans le temps dont on dispose pour cela. La construction collective nécessite du temps. Or, notre époque, toute fondée sur l’instantanéité, raccourcit systématiquement les plannings.
Un conseil de lecture ?
Un seul livre ? C’est une question impossible !
Je vous en citerais volontiers deux qui, malgré leur ancienneté, restent des références et ont même gagné en acuité à notre époque de changement dans la manière dont on appréhende le travail : « L’acteur et le système », de Crozier et Friedberg, et « Grandeur et décadence de la planification stratégique », de Mintzberg. Ils montrent ce qu’est véritablement une organisation et l’erreur qu’il y a à la considérer comme une machine rationnelle actionnée par des acteurs dont la place est déterminée par un organigramme et un cadre stratégique formel. Priorité aux jeux d’acteurs et à la créativité !
Mais je conseillerais plutôt aux manageurs de ne pas se cantonner aux livres de management!
Comprendre les ressorts qui sous-tendent la société dans laquelle on vit me paraît au moins aussi utile, surtout quand on travaille pour le service public. Le dernier ouvrage du philosophe récemment disparu, Michel Meyer, me paraît éclairant : « Principia politica », dans une sorte de synthèse des sciences sociales, analyse les sociétés comme un jeu d’équilibre entre appartenance à des groupes (religieux, familiaux, de classes…) et distances entre eux. Une analyse féconde pour comprendre clivages et communautarismes.
Bon, vous m’aviez demandé un livre, j’en ai cité trois, j’ai un peu triché.