Histoire de racines que ce film ?
Oui, en quelque sorte. J’ai rêvé de raconter l’histoire de mon grand-père, Gaston, né à Martizay et mort à Preuilly-sur-Claise, 86 ans et 10 km plus loin. J’aurais aimé qu’il me raconte sa grande histoire : la guerre de 39-45, sa rencontre avec Madeleine puis sa ronde de livreur de pain dans les villages environnants qu’il connaissait comme sa poche. J’aurais aimé qu’il me raconte tout cela, et le filmer me raconter cela, mais il est mort avant. J’aurais aimé raconter ma grand-mère aussi – Madeleine donc – abandonnée à sa naissance dans une porcherie et qui ne dut qu’à l’intervention d’un paysan du coin de n’être pas dévorée par les bêtes. Madeleine est morte un an après Gaston, subitement. Et moi je n’ai jamais filmé ma grand-mère. Il restait des regrets et puis des années plus tard, je suis revenu à Preuilly et je suis tombé sur Gérard. Il vivait comme dans une taverne, avec son chien Zorro. De ma vie, je n’ai été aussi saisi et attiré par un visage comme celui-ci, raviné, strié, abîmé, ridé. Je l’ai pris immédiatement en photo car je le trouvais monstrueusement beau. Ou plutôt d’une beauté monstrueuse. Je connaissais Gérard bien sûr. Tout le monde connaissait Gérard. Poivrot fantastique, aux frasques innombrables et dont les saouleries méthodiques alimentaient les conversations depuis que j’étais enfant. Gérard fut le déclencheur ? Exactement. J’ai filmé Gérard pendant une année et le film s’est appelé. Via Gérard j’ai fait la connaissance aussi de Jacky. Après le tournage, je les ai emmenés Gérard et Jacky faire la tournée des petites villes et villages de Touraine pour montrer le film. À chaque fois ils ont été applaudis avec chaleur. Tout cela avait créé des liens forts avec plusieurs personnes du village et puis j’ai compris que dans la vie, comme au cinéma, m’intéressaient davantage les bras cassés, les solitaires, les hors-norme, les marginaux et les boiteux. Très rapidement, je suis retourné à nouveau au village, y restant plus longtemps à chaque fois. Nous étions fin 2019. Les élections municipales se profilaient. La Campagne de France s’est alors imposée. Une élection un peu banale donc ? Vous savez dans la vie, il y a les choses qu’on prévoit et il y a celles qui arrivent. Ou pour le dire autrement : rien ne se passe jamais comme prévu. Ainsi, de la mi-janvier jusqu’à la fin des élections, mon film a pu accueillir au moins trois rebondissements parmi les plus improbables que j’eusse pu souhaiter. Le premier est le plus important. C’est lui qui, in fine, a réorienté mon désir de film. C’est lui qui a redéfini et recadré mon regard. En se portant candidat tête de liste et en imposant dans la campagne son étrangeté, son énergie et sa vision 3.0 des enjeux municipaux, Mathieu a forcé le cours du film et est devenu le personnage principal, soulevant dans son sillage un vent de cinéma, de fiction et de poésie. La deuxième surprise découle de la première et a à voir avec Mathieu. En effet, si j’avais imaginé que Mathieu se présente, jamais je n’aurais osé penser qu’il prenne Guy Buret comme colistier. Guy Buret qui roule en coupé Mercedes, qui fait du théâtre, qui joue du cor de chasse dans les bals musette et qui danse le tango et le paso-doble aux quatre coins de France. Guy Buret, que la moitié du village jalouse et que l’autre déteste. Guy Buret qui rêve depuis toujours d’être maire à la place du maire et qui a compris cette année que sa seule chance d’être conseiller municipal était de ne pas être candidat. Autant dire qu’il a formé avec Mathieu un tandem aussi improbable que cinématographique. Un mélange de relation père & fils, maître & disciple, qui imprime le film de toute sa tendresse et de toute son incongruité. Les larmes de Guy à la fin sont un des moments les plus émouvants auxquels j’ai pu assister, et leur goûter improvisé dans le jardin de Mathieu un des moments dont j’aurais rêvé qu’il dure des heures. La dernière surprise fut la plus grande de toutes et nous en subissons encore aujourd’hui – et pour combien de temps encore les conséquences. En effet, même si son avancée est longtemps restée en dehors des radars de la campagne électorale à Preuilly, la pandémie a cependant teinté ses derniers jours, puis fait brutalement irruption le dimanche du vote, avec l’apparition des masques, des gants et du gel hydro-alcoolique. Nous n’avions bien sûr aucunement conscience que ce que nous filmions là – l’arrivée de l’Actualité et de l’Histoire dans un petit village du sud de l’Indre-et- Loire – allait bouleverser durablement notre pays. S’agit-il d’une ode à la ruralité ? Mon objectif en faisant ce film n’a jamais été d’avoir un propos sociologique sur la ruralité. Qui suis-je – ou plutôt qui serais-je pour tenir un tel discours ? Au contraire, j’ai essayé de parler de mon village en le filmant avec amour et lucidité. Et d’aller à la rencontre de personnages qui me semblaient intrigants, différents, cinématographiques. Au-delà du sentiment que j’éprouve d’avoir – quelque part – bouclé la boucle et réglé une quête et une dette personnelle, j’ai également le sentiment d’avoir pu approcher, en fabriquant ce film, un petit morceau d’histoire dans la grande. Un petit bout de campagne dans la campagne. Pour répondre plus précisément à votre question, je dirais qu’au final oui, c’est une ode à la ruralité, filmée par un citadin amoureux du village de ses grands-parents depuis 50 ans ! Né en 1973, Sylvain Desclous suit des études de sciences politiques et de lettres. Après divers petits boulots (professeur de tennis, brancardier, jardinier) puis un séjour de deux ans au Laos, il exerce dans l’édition puis l’organisation de séminaires pour des grandes entreprises. Il réalise en parallèle plusieurs courts et moyens métrages et son premier long-métrage de fiction, Vendeur, sort en 2016. Suivront ensuite deux films documentaires, La Peau dure et La Campagne de France, sortis en 2022 et tournés tous les deux à Preuilly-sur-Claise. En 2023 sortira en salles De Grandes espérances, son prochain long-métrage de fiction. Biographie du réalisateur